INDUSTRIES NATIONALES

comment les auvergnats étaient les meilleurs disciples de jésus-christ. — l’art de changer l’eau en vin. — l’art de vendre son vin à prix d’or.


Lorsque j’ai publié mes Industries nationales, il y a une dizaine d’années, sinon plus, — en  1895 pour être exact — j’ai consacré un chapitre aux braves Auvergnats porteurs d’eau à Paris et, après avoir raconté comment leur modeste industrie s’était peu à peu transformée pour arriver à disparaître tout à fait, j’ai exposé comment, dans un éclair de génie, au lieu de vendre l’eau deux sous le sceau, ils s’étaient décidés à s’établir marchands de vin pour arriver à vendre ladite eau, un peu transformée en vin, douze, quatorze et même seize sous le litre, quand ça n’était pas du vin de la bouteille à un franc !

Ce chapitre eut la bonne fortune de plaire au lecteur et d’être reproduit un peu partout, non seulement dans la presse française, mais encore dans la presse du monde entier, ce qui prouve que la révélation la plus modeste de la vie, pourvu qu’elle soit vraie et sincère, amuse toujours le public.

Aujourd’hui, je me trouve en face d’un second fait du même ordre, que je crois, non moins curieux, non moins intéressant, et c’est pourquoi j’ai résolu de vous l’exposer ici sans phrases, comme sans détours, s’il est possible.

Depuis la reconstitution du vignoble français, à la suite du phylloxéra, il s’est trouvé, la production algérienne assurant une quantité énorme de vin sur notre marché, que les vins en général sont tombés à vil prix, surtout après les années de grandes récoltes.

On a bien essayé de faire des syndicats de producteurs, des trusts de marchands de vins ; mais il était fort difficile d’écouler sa marchandise, je ne dirai pas à un prix rémunérateur, mais seulement à un prix couvrant les frais matériels.

La chose devenait d’autant plus difficile que les médecins s’étaient mis à déclarer la guerre à cette bonne purée septembrale, en affirmant qu’elle pouvait conduire à l’alcoolisme, tout comme de simples apéritifs.

La situation était grave, une grande industrie nationale allait péricliter, le Midi qui ne bougeait plus allait-il être ruiné ? Bordeaux était dans le marasme, le Gard versait toutes les larmes de ses tonneaux et la Bourgogne elle-même — qui l’eût cru de Nuits — n’était plus heureuse !

C’était la fin des fins, abomination de la désolation. Il fallait en sortir coûte que coûte ; aux grands maux les grands remèdes !

Les grands remèdes ? Eureka ! s’écria un négociant en vins, naturellement très fort en chimie organique, comme la plupart des honorables industriels qui se livrent au commerce des vins, ce dont je ne saurais les blâmer. Je constate seulement en historien fidèle.

Et attentifs, suspendus à ses lèvres, les hommes qui l’écoutaient, bouche bée, dans leur syndicat, burent en silence ses paroles ; on aurait entendu voler une coccinelle et même un pick-pocket !

Ayant rassemblé ses esprits, ce qui est naturel chez un marchand de vins, il commença en ces termes, — les termes du propriétaire :

— Oui, mes chers amis, voyez à quoi tiennent les destinées et même la fin des crises agricoles et économiques les plus aiguës. C’est tout à l’heure, lorsqu’un collègue lança cette phrase claironnante : Aux grands maux, les grands remèdes ! que je me suis écrié : Eureka ! ce qui signifiait dans la langue de cette bonne madame Pénélope : J’ai trouvé !

Oui, j’ai trouvé. Je ne vous rappellerai pas comment nous en sommes réduits, depuis trop longtemps hélas ! à vendre notre liquide à dix centimes et même moins, le litre. C’est la misère. Eh bien, le problème se pose de la sorte : il faut trouver le moyen de vendre dix francs le litre aux bonnes poires ce qu’elles refusent de nous acheter aujourd’hui deux sous.

Comment ? C’est bien simple, en leur faisant croire que le vin devra renfermer des microbes bienfaisants et est la panacée universelle qui guérit toutes les maladies.

Je sais bien qu’il nous faudra dépenser la moitié de nos bénéfices pour lancer les ferments de cette campagne dans l’opinion publique mais avec cinq francs, il y aura encore du bon, comme l’on dit. Je sais également que nous ne pourrons pas écouler ainsi toute notre camelote ; mais pensez donc qu’un seul litre à ces prix-là en représentera pas mal à 10 et même à 25 centimes le litre.

C’est une moyenne qu’il sera facile d’établir, et je vous laisse, Messieurs, le soin de conclure…

L’orateur n’avait pas terminé qu’il était déjà porté en triomphe, et voilà comment on vend aujourd’hui dix francs le litre un bon petit vin doux qui guérit toutes les maladies et comment la crise des vins fut conjurée avec le succès qui devait dépasser les espérances les plus optimistes !

Certes, il y a une morale à tirer de cette histoire ; c’est qu’avec un peu d’originalité on arrive, dans la vie, à se tirer du plus mauvais pas. Le tout est de savoir lancer habilement dans l’opinion publique, à coup de réclames outrancières, les bons ferments, car il est bien certain que cette bonne famille gogo est toujours aussi nombreuse et aussi vivante qu’au temps de Paul de Kock.

Il suffit d’avoir le tour de main ; c’est une spécialité, quoi ! Et tout le monde sait qu’il n’y a encore que les spécialités qui réussissent et qui rapportent la forte somme.

Mais il faut avouer que le tour est bon, qu’il est même génial, qu’il renouvelle agréablement celui des porteurs d’eau-charbonniers-marchands de vin, et c’est pourquoi j’ai tenu à le conter ici, convaincu que cet excellent ferment de scepticisme va enfin germer dans l’esprit de mes lecteurs !

Je ne veux pas terminer cette chronique sans rappeler ici les lignes de mon confrère Maurel à propos du Catilina de M. Gaston Boissier, de l’Académie française :

« De telle sorte que Catilina, comme tant d’autres depuis, berçait de délivrance ses rêves despotiques. Ce fut aussi pour le bien du peuple français que Napoléon alla à Saint-Cloud le 18 brumaire. Il en revint pour conduire la France à Waterloo. Ce n’est pas la trahison des Allobroges ni celles de Fulvia qui perdit Catilina, mais sa propre trahison envers ceux qu’il convoqua à l’assister. Il voulait détruire le Sénat bourgeois, mais pour restaurer un régime plus dur encore. Un secret instinct avertit le peuple, et Rome ne « marcha pas » ; Catilina succomba à l’antinomie de son but et de ses moyens.

Si j’ai tenu à rappeler ce souvenir plutôt lointain, c’est non seulement parce qu’il est toujours d’actualité par comparaison, mais c’est pour montrer que les Allobroges ont joué un rôle important dans l’histoire de l’antiquité, toujours jaloux de leurs droits et de leur indépendance, ennemis des tyrans, enivrés de liberté et de justice, et que les Savoyards ont raison de se montrer fiers de leurs grands ancêtres. Ce n’est pas eux qui auraient coupé dans les ferments de raisin à 10 francs le litre !

P.-S. — Cette chronique ayant paru dans le Savoyard de Paris le 20 janvier 1906, le même journal publiait le 10 février suivant, la curieuse note ci-dessous :

L’art de vendre la piquette dix francs le litre.


On se rappelle comment notre collaborateur Paul Vibert, dans une de ses dernières chroniques fantaisistes, a indiqué le moyen trouvé par les négociants en vins de vendre leur marchandise à dix et douze francs le litre, sous le fallacieux prétexte que c’était un médicament.

La Revue Viticole confirme curieusement cette chronique informée par les lignes suivantes :

« Nombreuses sont, en effet, les applications du produit ; consommation directe comme produits sans alcool, comme boisson hygiénique gazeuse, mélange aux vendanges pauvres en sucre, fermentation à l’aide de levures pures sélectionnées, cures de raisin, emploi médical comme tonique, stimulant et reconstituant, fabrication des vins de liqueur, des eaux-de-vie de crus, etc. »

Il faut avouer que voilà d’habiles commerçants qui ne doutent de rien, pas même de la naïveté du public !

Il faut avouer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! Dédié à Marcellin Albert, le bon toqué.