INDUSTRIE DES ÉCRASÉS

un nouveau métier. — les petits profits de la profession. — comment un homme ingénieux gagne toujours sa vie.


Les journaux publiaient dernièrement un petit filet dans le goût suivant, filet qui n’a pas été suffisamment médité par les lecteurs bénévoles :

En ce temps de records de tous genres, il en est un très spécial, qui probablement est détenu par un certain Édouard Grignon, marchand des quatre-saisons : c’est le record de l’accident volontaire.

En deux ans, Grignon n’a pas été écrasé moins de dix-sept fois. Quand on dit écrasé, c’est une manière de s’exprimer, car, à cette heure, Grignon se porte le mieux du monde.

À l’encontre des gens dénués de chance qui, tombés sous les roues d’une automobile, d’un tramway, d’un camion ou d’un fiacre, sont demeurés estropiés ou malades et sans ressources pour leur vie entière, Grignon a trouvé presque la fortune dans la série multiple des accidents dont il a été victime.

Comme par hasard, chaque fois que le malheur le plaçait sous un véhicule, il avait de nombreux témoins et pouvait ainsi toucher de fortes indemnités de ceux qui l’avaient renversé. Et pourtant, il lui était impossible de montrer des blessures. Il avait chaque fois des lésions internes.

Quel dommage pour les amateurs de merveilleux que cette immunité quasi-miraculeuse ait une cause des plus prosaïques !

En réalité, Grignon était un adroit simulateur. Il avait soin de faire culbuter la petite voiture de légumes qu’il poussait par quelqu’un de solvable, s’affalait sur la chaussée et se faisait emporter à l’hôpital en poussant des gémissements à fendre l’âme.

L’indemnité venait toute seule sans qu’il eût, le plus souvent à plaider.

Mais, à la suite d’une enquête motivée par une dénonciation anonyme, le truc fut découvert et la police eut l’indiscrétion de le prier de bien vouloir suspendre sa petite industrie.

Cependant, si celui-là était particulièrement habile, il convient de constater qu’il n’était pas seul et que, depuis des années, il avait des émules sur les points les plus divers du territoire ; c’est ainsi que, pour mon compte, j’ai vu, de mes yeux vu, ce qui s’appelle vu, de braves pensionnaires, des hospitalisés de la maison de Nanterre qui occupaient leurs loisirs à se faire renverser sur la route de Bezons par les bicyclistes qui bouffaient des kilomètres sur la contre-allée.

Renverser un pauvre diable de la maison de Nanterre, un hospitalisé, un malade, un vieillard, un quasi-fonctionnaire ! pensez donc, c’est grave, c’est inhumain, c’est même cruel ; et puis l’administration va intervenir, il va y avoir une contravention, des poursuites, une amende, des dommages-intérêts, des frais, des dérangements, des pertes de temps, sans compter, peut-être, la perte de la considération de votre concierge !

Ces bicyclistes sont tous des fous, qu’on les sale une bonne fois, ce sera pain bénit… Et tout ce sombre tableau passait sous les yeux de l’infortuné cycliste pendant que le malheureux roublard pensionnaire du Dépôt de mendicité de Nanterre râlait à ses pieds !

Vite, il s’empressait de le relever, tant bien que mal, mais l’autre ne se tenait pas ; il devait l’asseoir sur l’accotement de la route et, vite il vidait sa bourse dans les mains du pauvre bougre qui acceptait en murmurant.

— Je sens que je vais mourir !

Comme la scène s’était déroulée en moins de deux minutes, que le cycliste avait hâte de se tirer des pieds ou plutôt du pneu, le brave écrasé encaissait la forte somme — un louis ou deux, quelquefois plus — et c’est ainsi qu’il exerçait la plus lucrative des mendicités dans un département où elle est défendue à tous les carrefours en lettres aussi métalliques que lapidaires et qu’il s’assurait facilement ses petites dépenses de tabac et de café… sans compter les autres !… Parfaitement, quand on est hospitalisé, ça fait partie du traitement et puis, l’on n’est pas de bois, que diable !

Un jour que j’avais assisté de loin à l’une de ces scènes amusantes — pas pour le cycliste qui a casqué — et toujours les mêmes, je le laissai partir le premier et comme le pensionnaire de Nanterre s’était remis en route, cahin-caha, à tout hasard, pour la galerie, mon métier de journaliste reprenant le dessus, je résolus de l’interviewer.

— Eh bien, ça va bien le petit métier ?

— Hélas, monsieur, je n’en ai plus de métier, je suis un pauvre hospitalisé malade qui ne peux plus travailler…

— Je vous parle de votre métier d’écrasé. Ça rapporte régulièrement. Ce monsieur avait l’air cossu ; il a dû être généreux ? Un comme lui par jour et l’on vit tranquillement de ses rentes.

Le malheureux me regarda avec un air suppliant ; il était livide, et puis, avec un grand effort :

— Monsieur est de la police ?

Je ne répondis pas à sa question, mais lui répliquai simplement et le plus sérieusement du monde :

— Allons, mon pauvre vieux, un bon conseil : quand il vous arrivera parfois un accident de ce genre, il est bon, utile et même indispensable d’avoir beaucoup de témoins ; mais quand on a la déveine d’en avoir un tous les jours, il est plus prudent de n’en pas avoir du tout !

Le brave homme, complètement abruti, me répondit faiblement :

— Je vois que monsieur est un aminche.

Et, tout fier, je rentrai chez moi en méditant sur l’ingéniosité des miséreux, des fainéants, des apaches et autres malandrins pour se procurer de l’argent à bon compte.

Cet été, en Savoie, dans nos deux départements, aussi bien que dans le Dauphiné, je retrouvai, un peu partout, cette honorable industrie — parfois périlleuse — mais presque toujours exercée par des étrangers au pays, trimardeurs, aoûterons, romanichels, montreurs de marmotte en vie, etc.

Et puis, ils n’osent guère s’adresser aux automobiles, il y a trop de risques et dans un pays de montagnes les bicyclettes sont plutôt rares, d’où j’en ai conclu que cette industrie des écrasés volontaires, pour être lucrative, doit surtout s’exercer dans les pays de plaine. Et voilà pourquoi, à ce point de vue si spécial, nos pays montagneux peuvent être rangés parmi les plus sérieux.

Mais, n’est-ce pas que l’ingéniosité humaine est vraiment sans limite ?

Après tout, le vieux proverbe qui dit que la faim fait sortir le loup du bois est peut-être le dernier mot et toute la morale de cette industrie fantaisiste, dangereuse et, à tout prendre toujours ingénieuse et amusante.