LES DESSOUS DES GRANDES VILLES

les primes au vice. — comment la loi devrait intervenir. — les hôtels borgnes. — comment l’instruction obligatoire est encore le meilleur moyen de moraliser.


On n’a pas oublié le drame terrible qui s’est passé dernièrement dans un hôtel de la place Pigalle, et s’il est trop tard pour en donner de nouveaux détails, il n’est certes pas trop tard pour en tirer la moralité que comporte un pareil événement, banal en lui-même, mais qui nous a révélé de curieux dessous de la vie, que l’on est convenu d’appeler facile, des grandes villes.

On se souvient peut-être que le meurtrier se prétendait en droit de légitime défense et qu’il n’a fait que se défendre à coups de revolver ; mais la maîtresse de l’hôtel, la tenancière a opposé à cette version le démenti le plus formel et sans la moindre hésitation.

« C’est moi-même, nous a-t-elle dit, qui me saisis d’un nerf de bœuf, tout d’abord, lorsque j’aperçus Lucie par terre et Jolibois acharné des deux mains à l’étrangler. Ce fut par un mouvement réflexe. Je n’en ai pas fait usage le moins du monde. »

Au cours de l’interrogatoire qu’elle a subi, la fille Ropincourt a donné ce détail d’allure toute spéciale :

« Je bénéficiais, à l’hôtel Odoul, d’un système de primes. Chaque fois que j’y amenais un client, on me remettait un cachet. Quand j’en avais quinze, j’avais droit à choisir un pantalon ou une chemise. »

Interrogée au sujet de cette particularité, Mme Odoul a déclaré que cette façon de procéder était couramment pratiquée.

Il semble qu’il y ait pour les services compétents, matière à sévir contre ce système répugnant.

Certes, si l’histoire n’était aussi tragique, on pourrait dire qu’elle renferme un détail bien piquant et ignoré du grand public — heureusement. Ce pantalon ou cette chemise au choix sont plus qu’un symbole ; ils constituent bel et bien une prime à la prostitution, et il semble, en effet, comme l’ont d’ailleurs demandé très justement la plupart des journaux, que les pouvoirs publics devraient intervenir et faire voter au besoin une loi sévère pour empêcher le retour de pareils procédés, de mœurs aussi écœurantes.

Du reste, ces faits sont, hélas, trop connus de tous les sociologues et de tous ceux qui se sont occupés des bas-fonds des grandes villes, pour tâcher d’y apporter un peu de moralisation. Je n’ai donc pas l’intention d’entrer dans des détails techniques qui risqueraient de paraître déplacés dans ce chapitre, mais seulement d’en tirer, comme je le disais en commençant, les conclusions qui s’imposent à l’esprit de tous ceux qui ont le souci de l’avenir même de leur pays.

D’ailleurs, ce n’est pas une excuse et encore moins une consolation, mais je me souviens parfaitement d’avoir entendu raconter des histoires du même genre à mes amis socialistes, navrés par ces mœurs, au cours de mes voyages en Allemagne, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, et — qui l’eût cru ? — même en Suisse, à Genève et à Berne, où il y a la fameuse légende des bains garnis ! c’est bien le cas de dire : glissez, mortels, n’appuyez pas !

Je crois qu’il est inutile d’ajouter que ces mœurs étranges et plutôt relâchées — oh combien ! — sévissent aussi, de la manière la plus florissante et la plus triste, à Vienne qui est comme la capitale des amours vénales de l’Europe centrale.

Ceci dit et sans vouloir prétendre que toutes les naturelles du pays mériteraient le prix de vertu et d’être couronnées rosières, je dois déclarer que je n’ai jamais rien constaté de semblable dans les États Scandinaves.

J’avoue que j’en ai cherché longtemps la raison et je crois bien l’avoir trouvée. D’aucuns me disaient :

— C’est une question de climat ; ce sont des contrées froides et les femmes le sont également. La belle affaire ! Il y a des pays tout aussi froids, comme la Russie par exemple, où l’on ne constate pas la pureté relative des mœurs scandinaves.

Non, la raison n’est pas là ; elle est ailleurs, et elle est bien simple et je dirai bien évidente, pour qui veut se donner la peine de réfléchir un instant : elle réside tout entière dans le degré d’instruction des habitants d’un pays, plus ce degré est avancé, supérieur, plus les mœurs y sont pures. Tandis qu’il y a quelque chose comme 97 ou  98% d’illettrés en Russie, de 40 à 60% en Italie et surtout en Espagne et encore infiniment trop chez nous, comme on peut en juger, hélas, par les conscrits illettrés qui arrivent au régiment, dans les pays scandinaves, c’est-à-dire en Suède, en Norvège et en Danemark, on ne compte plus les illettrés que par fraction au millième.

Voilà tout le secret de leur moralité, il n’y a pas à en douter un seul instant. Que l’on se décide chez nous à faire appliquer sérieusement, d’une manière intégrale et je dirai même brutale, la loi sur l’instruction gratuite, laïque et obligatoire et immédiatement vous verrez le niveau de la moralité remonter en France. Chez les hommes des bas-fonds, il y aura moins d’apaches, chez les femmes, il y aura moins de filles de joie, comme disaient nos pères en parlant du plus triste et du plus avilissant de tous les métiers, probablement par antiphrase ou par gauloise ironie !

Quand on sait lire et écrire, quand on a reçu une bonne éducation primaire, non seulement on trouve à se placer plus facilement, à mieux gagner sa vie, mais encore l’intelligence est infiniment plus ouverte pour apprendre plus aisément un bon métier, et puis un être qui sait lire et écrire a un sentiment de la dignité humaine, de sa propre dignité, infiniment plus clair, plus précis, plus relevé que celui qui passe sa vie tout entière, enténébrée dans la misère profonde de la plus abjecte ignorance.

Voilà la vérité féconde qu’il faut dire, crier, répandre partout dans nos campagnes ; voilà ce qu’il faut dire et redire à nos maires, à nos municipalités qui trop souvent ferment les yeux sur les petits maraudeurs, sur les enfants qui ne vont pas régulièrement, et même parfois pas du tout, à l’école primaire de leur village.

Lorsque les magistrats campagnards, enfin imbus de leurs devoirs et du sentiment de leur haute responsabilité, comprendront bien qu’il y a là le plus noble de tous les devoirs de solidarité humaine et que forcer la jeunesse à aller à l’école, c’est non seulement travailler pour elle, mais encore pour la sécurité, la prospérité et la moralisation de la France tout entière, nous ne tarderons pas à constater les rapides progrès de la moralité publique, de la moralité sociale en un mot. Que l’on retienne à l’armée pendant trois ans les illettrés et bientôt il n’y en aura plus en France.

Alors, mais alors seulement, nous ne lirons plus des histoires navrantes comme celle qui a motivé le présent chapitre et il ne se trouvera plus des tenanciers d’hôtels borgnes pour donner des primes — oh, honte suprême ! — aux vices des pauvres filles, des pauvres fleurs fanées du ruisseau, plus à plaindre qu’à blâmer, car ce n’est pas elles qui sont les vraies coupables, mais la société imprévoyante et lâche.