CROQUIS MILITAIRE

à l’heure de l’apéritif. — conversation mémorable. — les bêtises de la vie courante.


Il y avait une fois et même plusieurs fois, à la fin de l’Empire, une ville charmante aux environs de Paris, célèbre pour avoir donné jadis l’hospitalité à de pauvres Écossais, dans le malheur, et qui était très fière de posséder toujours une garnison d’élite, Guides de l’Impératrice, trois cents Gardes, etc…

Depuis, elle a heureusement conservé la tradition et nous y retrouvons toujours de la cavalerie légère — oh ! combien légère — seulement ce ne sont plus des Guides — à moi Joanne ! — mais de brillants, fringants et irrésistibles chasseurs.

Comme dans toutes les petites villes de province, les officiers ont leur café attitré, où ils sont sûrs de se rencontrer, où les sous-officiers n’ont pas le droit de mettre les pieds et encore moins les simples soldats — ô sainte démocratie ! ô touchante inégalité devant l’absinthe ! — mettons que c’est le café de la Poste ou du Château, il importe peu, et prenons la peine de présenter les principaux personnages qui avaient l’habitude, il n’y a pas encore de longues années, de se rencontrer tous les jours, à l’heure de l’apéritif sur le coup de six heures — on est méthodique en province — au café de la Poste, pour y tenir toujours la même conversation à peine modifiée par l’état du temps ou par les nouvelles sensationnelles du moment.

À tout seigneur tout honneur : voici le colonel du 10e chasseurs, mettons du 20e si vous voulez, qui arrive brusquement avec sa moustache blanche, le teint coloré, classique et toujours sa cravache à la main ; il est bientôt suivi du premier adjoint au maire de la ville qui vit de ses rentes et fréquente dans le monde des officiers ; il voit le colonel presque toujours de son avis, parce qu’en général il lui offre ses consommations.

Tout rond, bon garçon, voici le capitaine Circuit, bientôt suivi de tout le menu et bruyant fretin des lieutenants et sous-lieutenants de la garnison, dont je ne retiendrai que le lieutenant baron Filjup, parce qu’il était tout à la fois le benjamin et le souffre douleur du colonel. Qui aime bien, châtie bien, dit un vieux proverbe ; cette fois on aurait pu dire : qui aime bien, eng… bien. Oui, parfaitement.

Enfin, mes personnages ainsi campés, le dernier coup de six heures est à peine sonné à l’horloge de la gare, que voilà tous les habitués de l’apéritif qui arrivent, sauf trois qui y sont déjà depuis quelque temps et qui terminent une partie de billard.

On arrive même vite, car il fait un temps de chien et comme le riflard, qui a rendu célèbre une monarchie, habituée à faire sa poire, est encore interdit à l’armée française, tout le monde se précipite dans le café pour éviter une grosse averse.

Un jeune sous-lieutenant, désolé de voir ses bottes toutes maculées de boue, s’écrie :

— Non, quel sale temps, quel sale temps ! J’ai cru que toute la colonne allait fondre ; c’est dégoûtant !

Invariablement, le capitaine Circuit, en profond philosophe qu’il était répondait :

Il vaut mieux ce temps-là que s’il n’en faisait pas du tout.

— ?…

— J’ai dit : Il vaut mieux ce temps-là que s’il n’en faisait pas du tout.

— Parfaitement, mon capitaine, mais voyez donc dans quel état sont mes bottes, toutes mouchetées de taches de boue, si ça n’est pas navrant.

Jusque là, le colonel qui s’était absorbé dans la confection savante d’une absinthe, en faisant fondre lentement deux morceaux de sucre posés sur la petite truelle-écumoire que l’on place sur le verre et qui était arrivé un peu avant les autres n’ayant pas commandé la colonne, c’est-à-dire immaculé, en frappant légèrement de sa cravache ses belles bottes vernies, lança :

Quand on ne peut plus plaire par la tête, on plaît par les pieds…

Et comme l’assemblée marquait son étonnement :

— C’est évident, et qu’est-ce que vous avez encore à dire, vous, là-bas, lieutenant Filjup ?

— Je ne dis rien, mon colonel.

— Je ne dis rien, je ne dis rien ; j’suis pas une taupe, n… de d… ! peut-être, avec votre air de sainte nitouche. Quand vous aurez mon âge, vous n’aurez peut-être pas encore une bouillotte comme la mienne. Mais je ne me monte pas le cou, moi, je ne suis pas comme tous ces freluquets. Quand on ne peut plus plaire par la tête, on plaît par les pieds… C’est peut-être clair, n… de d… !

— Parfaitement, mon colonel.

Jusque là, le premier adjoint, celui que le colonel appelle M. le Maire, parce qu’il lui paye ses consommations, s’écrie grave et sentencieux :

Qui abonde ne vicie jamais !…

— Comment, s’écrie encore avec stupéfaction cet incorrigible Filjup, si les pieds abondent… mais alors nous parlons de quadrupèdes ?

Et le colonel furieux vient au secours de son maire-adjoint :

— Allons, lieutenant, vous raisonnez comme un tambour, comme une mazette, comme une berne, n… de d… ! C’est pourtant clair ce que dit M. le Maire : Qui abonde ne vicie pas… C’est évident ! mais la jeunesse d’aujourd’hui ne comprend rien ; bouchée, obstruée, fichue, la jeunesse d’aujourd’hui.

— Parfaitement, mon colonel.

Et la conversation continuait ainsi invariablement tous les jours, à l’heure de l’apéritif, jusqu’à sept heures, sept heures un quart au plus, car on est matinal en province, même dans la banlieue de Paris, et les jeunes lieutenants et sous-lieutenants, après avoir salué respectueusement le colonel, le capitaine et le maire-adjoint, allaient lentement à la popote, au mess, par petits groupes rêveurs.

Au bout d’un mois, ils ne pouvaient plus dormir ; les trois phrases célèbres : 1o Il vaut mieux ce temps-là que s’il n’en faisait pas du tout ; — 2o Quand on ne peut plus plaire par la tête on plaît par les pieds ; 3o Qui abonde ne vicie pas leur trottaient dans la tête nuit et jour, comme une obsession. Au bout de deux mois, les plus malins et les plus pistonnés se faisaient changer de garnison. Au bout de trois mois, ceux qui étaient restés étaient atteints de gâtisme anticipé, d’ataxie automobile, de folie furieuse, ou du délire de la persécution.

Les garçons de café devenaient étiques, parfois enragés, et tous les six mois, les patrons eux-mêmes finissaient hypocondres…

Depuis, ces trois ganaches ont disparu mais ça n’empêche que c’est de ce moment là que l’on a été obligé d’agrandir l’asile départemental d’aliénés qui est encore si bien installé à l’heure présente…

Et maintenant, si vous me demandez pourquoi j’ai écrit cette histoire archi-véridique et l’expression même de la plus scrupuleuse exactitude, je vous répondrai tout uniment que c’était pour fournir un joli sujet de monologue à Galipaux !