NAPOLÉON GAILLARD

un vieux communard. — souvenirs personnels.
un sincère et un convaincu


Le 18 octobre 1900, vers la fin de l’Exposition universelle, la plupart des journaux républicains publiaient une petite note, à peu près conçue en ces termes :

« Napoléon Gaillard, celui qu’on appelait familièrement le « père » Gaillard et qui fut, sous la Commune, chef du comité des barricades, vient de mourir à l’âge de quatre vingt-quatre ans.

« Après avoir fait le coup de feu contre Louis-Philippe, en 1848, le citoyen Gaillard avait combattu l’Empire et défendu la Commune. Les barricades qu’il fit édifier devant la Concorde et la place Vendôme sont restées célèbres ; elles étaient formidables mais servirent peu, ayant été tournées. Le triomphe de la réaction versaillaise le contraignit à vivre exilé à Genève jusqu’à l’amnistie.

« L’âge n’avait pas refroidi ses convictions ni racorni son cœur. Une petite fortune, laborieusement amassée, fut dissipée par le vieux révolutionnaire en œuvres de solidarité. Tombé ainsi dans la gêne, il avait été nommé, par l’ancien Conseil municipal, concierge d’une maison communale de la place des Petits-Pères. »

C’est parfaitement juste, mais c’est insuffisant, et il me semble que ce brave père Gaillard, qui n’a jamais voulu voir dans la politique une carrière lucrative, comme tant d’autres, méritait peut-être mieux que cette notice nécrologique véritablement un peu trop concise.

Après l’amnistie, il était venu se fixer avenue Mac-Mahon, encore inachevée, tout près de la rue des Acacias et de l’avenue des Ternes, où il avait loué, pour fort peu de chose, un petit bout de terrain vague en façade sur l’avenue et qui reste encore, à l’heure présente, le dernier terrain à bâtir.

Il avait, de ses propres mains, avec le secours des camarades, élevé une jolie maisonnette en bois, tout ouvragée, avec un étage, s’il vous plaît, à balcon et, au rez-de-chaussée, il avait ouvert sa boutique — c’était mieux qu’une échoppe de cordonnier, — où il travaillait du matin au soir à raccommoder et ressemeler les souliers de ses concitoyens des Ternes.

À côté, dans une petite maison basse, au fond d’un jardin, maison occupée depuis par un électricien, se trouvait un autre vieil original de mes amis, le fameux zouave Jacob, qui y donnait ses séances et que les médecins et les curés n’aimaient pas, parce qu’il avait la prétention grande de supprimer les drogues des premiers et les simagrées coûteuses des seconds.

À cette époque, déjà lointaine, je ne me souviens plus si la maison du père Gaillard avait seulement un numéro ; aujourd’hui ce serait le no 23 ou 25 de l’avenue Mac-Mahon.

Il fallait le voir avec sa bonne tête avec ses cheveux ébouriffés, gris, pas encore blancs, toujours gai, toujours travailleur, avec son tire-pied sur les genoux et son tire-point à la main.

Il était plein de bon sens et de douce philosophie ; comme j’habite les Ternes depuis tantôt vingt-trois ans, en passant j’entrais volontiers faire la causette chez ce vieux vétéran de la Commune, et une secrète sympathie nous unissait car, pas plus que moi, il ne croyait à la sincérité de nos hommes politiques.

Nous n’aurons jamais la République que de nom, parce que ce sont tous des farceurs, disait-il, et naturellement j’opinais du chapeau — je ne porte jamais de bonnet !

Comme c’est toujours vrai et comme le père Gaillard avait raison de professer ce profond scepticisme à l’égard de tous nos bons politiciens, tous des fumistes !

Comme je l’ai conté au commencement de ce volume, les caves d’une petite maison d’un de mes oncles, au 93 du boulevard Gouvion-Saint-Cyr, avait servi de refuge et de quartier général pendant toute la commune, à Rossel et à son état-major, et lorsque la conversation tombait sur cette noble et loyale figure, c’était, entre le père Gaillard et moi, des conversations interminables, si interminables même, si vibrantes en souvenir de la grande époque, où il s’était trouvé des Parisiens de cœur, moins lâches que les généraux, que les Trochu et qui avaient conçu le rêve de lutter encore contre les Prussiens, qu’il en laissait tomber son alène ou son tranchet…

Tous ces souvenirs me reviennent en escadrons pressés à l’esprit, tant j’avais conçu d’amitié pour ce vieux républicain, bon, sincère, honnête, loyal et qui ne concevait pas que l’on pût avoir des opinions successives pour faire son chemin dans le monde.

Le père Gaillard est mort en emportant l’estime de tous les honnêtes gens, parce qu’il avait vécu lui-même en honnête homme ; n’est-ce pas, par le temps qui court, le plus bel éloge nécrologique que l’on puisse faire d’un vieux républicain et d’un vieux lutteur, tel que lui !

Aujourd’hui mes vieux camarades, mes vieux confrères communards se font rares hélas ; cependant il y en a encore quelques-uns qui sont toujours vigoureux et jeunes de cœur et c’est une grande joie quand nous nous rencontrons. Je citerai Vaughan aujourd’hui directeur des Quinze-Vingt, Maxime Vuillaume, de l’Aurore qui vient d’être décoré, Élie May, toujours leste, qui vient de marier sa fille, M. A. Gromier qui poursuit toujours son rêve généreux de paix universelle.

Ils ont tous quelques dix ans de plus que moi qui avait à peine l’âge de porter les armes pendant l’année terrible et cela explique comment chaque jour deviennent plus rares les acteurs de ces temps héroïques où l’on savait encore mourir pour la République et la Liberté !