UN CURIEUX PROCÈS

assignation rare. — les malheurs d’un nom. —
querelle de famille


À Monsieur Jedors, rue du Repos, gardien au cimetière du Père-Lachaise.


Mon cher Monsieur Jedors,

Je sais que vous êtes un homme sérieux, comme il convient à un homme qui remplit des fonctions aussi délicates et qui est comme le berger du vaste troupeau des morts de la sacrée butte de Ménilmontant ; je sais également êtes un homme actif et que dans le quartier, de Charonne à Bel-Air, on dit : on trouve toujours Jedors debout, mais je sais aussi que vous n’êtes pas l’ennemi de la douce gaîté qui vous arrache pour un instant à l’obsédante familiarité des trépassés et c’est pourquoi j’ai pensé que cela vous ferait plaisir de lire l’extraordinaire assignation qu’un jeune homme de quarante ans vient d’adresser à son père dans des circonstances que je qualifîrai de tout à fait extraordinaires et que j’ai été assez heureux de pouvoir copier au vol chez un huissier, tandis que le clerc, qui n’y voyait pas clair, avait le dos tourné.

Donc, sans plus de préambule, voici la dite assignation in-extenso :

« L’an mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, le onze décembre, avant six heures du soir, et parlant à sa concierge, j’ai remis sous pli fermé et dûment collé, moi, Isidore-Pancrace Patouillot, huissier près le Tribunal de simple polisson de Sainte-Goburge, département des Trois-Charentes, au sieur Pamphile Cochon, copie de la présente, afin qu’il n’en ignore et libellé comme suit sur la réquisition aussi impérative que justifiée de mon honorable client, Monsieur Luc Cochon, fabricant de guano comprimé et fils du précédent.

« À se voir entendre condamner comme de juste et sous les contraintes légitimes de la loi et de tout le bazar à la somme de cinq cent quarante-neuf mille onze cent cinquante-sept francs, dix-sept centimes et cinq décimes, à la requête du requérant pour avoir agi à l’égard de son fils comme un véritable Cochon qu’il est.

« Le requérant reproche à son père :

« 1o De l’avoir appelé Cochon comme lui et de n’avoir pas, avant sa naissance, fait une requête et obtenu d’un référendaire aux sceaux et pour sceaux de changer de nom à seule fin de ne pas imposer celui de Cochon à son fils, après lui avoir déjà imposé le jour — et la nuit — sans le consulter ;

« 2o De l’avoir appelé, circonstance aggravante, de son petit nom, Luc, car les trois quarts de l’humanité ayant de l’esprit à l’envers, tout le monde l’appelle de son nom retourné, ce qui fait, en l’anoblissant : le baron C… de Cochon, ce qui lui est très préjudiciable à des titres divers, nombreux et variés, sans qu’il soit besoin d’insister autrement :

« 3o De l’avoir forcé à rester célibataire et notamment de lui avoir fait manquer un mariage avec une princesse Coréenne archi-millionnaire qui n’a jamais pu se résoudre à devenir Madame Luc Cochon, retourné ou non ;

« 4o De l’avoir conduit aux portes de la faillite dans son honorable négoce de fabricant de guano comprimé, personne ne voulant plus traiter d’affaires dans le monde de l’Exportation avec le dénommé Luc Cochon ;

« 5o… Mais en voilà assez pour la démonstration de l’importance du préjudice causé à mon client, le très honorable requérant, par son Cochon de père, en lui laissant le nom de Cochon.

« Par ces motifs plaise au Tribunal de condamner le dit Cochon père à la somme réclamée ci-dessus par son fils et héritier légitime, soit : 459.1,107 fr. 17 c. et 5 déc. somme difficile à chiffrer, mais réelle et avoir à les lui payer immédiatement en bonne monnaie d’or sonnante et trébuchante, les pièces du pape et les timbres-poste étant rigoureusement refusés.

« De plus comme il n’y aurait là qu’une avance sur son héritage légitime, et que, de ce fait, mon client qui n’attache pas ses chiens avec des saucisses, en serait frustré d’autant dans l’avenir, à s’entendre, le dit Cochon père, condamner à travailler sans relâche dans son métier de filateur de bouchons, jusqu’à ce qu’il ait regagné ladite somme pour la laisser à sa mort à son héritier légitime.

« En foi de quoi j’ai dressé, signé et paraphé la présente qui s’élève :

Coût : six francs 15 centimes. Employé à cette copie une feuille à 0.60 centimes. Rayés dix-sept mots nuls.

« Signé : Isidore-Pancrace-Patouillot ».

J’ignore, mon cher Monsieur Jedors, ce que vous penserez de ce petit poulet, mais, pour moi, il me paraît bien amusant et, sans savoir si vous donnerez raison au petit Cochon, je suis persuadé que vous trouverez comme moi, que son père lui avait fait une fameuse cochonnerie en lui laissant et imposant son nom.

Mais, mon cher Monsieur Jedors, quand on habite, comme vous, rue du Repos et que l’on est gardien au cimetière du Père-Lachaise, on est des plus calmes et tranquilles, ce qui n’empêche pas d’aimer le petit mot pour rire. C’est pourquoi j’ai pensé à vous pour vous témoigner toute mon amitié.

Cependant je ne suis pas encore résolu à devenir votre locataire et je vous avoûrai même que je ferai tout ce qui dépendra de moi, pour que cela arrive le plus tard possible.

En attendant je vais boire une bonne rasade de bière à votre santé, pour rester toujours dans la couleur locale et je vous prie de présenter mes plus mauvais souvenirs au monopole des Pompes-Funèbres que j’ai depuis longtemps dans le nez, ce qui m’incommode beaucoup, surtout quand je suis enrhumé du cerveau !.

Signé : Ildéfonse Labarrière.
Pour copie conforme : P. V.