SERVICE ANTHROPOMÉTRIQUE UNIVERSEL

de la nécessité d’instituer ce service. — nouvelles considérations.


Plus que jamais, l’anthropométrie est à la mode et tous les jours les journaux sont remplis de notes la concernant.

D’abord on nous informe que M. Klat, chef du service anthropométrique de Berlin, a rendu, hier, visite à M. Bertillon, auprès duquel il est venu étudier les derniers perfectionnements apportés aux enquêtes judiciaires.

M. Bertillon lui a montré les nouvelles améliorations faites par lui au service photographique et le résultat de ses études sur les empreintes des doigts de la main.

Et ensuite la Fronde nous raconte :

« Une idée originale vient de germer dans l’esprit d’un marchand d’objets d’art.

« Inquiété — un peu ému même — par les nombreux faux artistiques découverts ces derniers temps, l’antiquaire en question cherchait un signe d’authenticité que tout artiste pourrait apposer sur son œuvre.

Il chercha longtemps… enfin, il trouva, et, voici sa découverte :

À l’avenir, les peintres, mouleurs, faïenciers, seraient invités à apposer à côté de leur signature — toujours imitable — l’empreinte de leur pouce droit sur les plâtres, les tableaux ou les pâtes, avant que n’aient eu le temps de sécher les couleurs ou les matières employées. De la sorte, grâce à la science anthropométrique, les experts auraient un moyen d’identification infaillible.

Pas neuf par exemple, le moyen : on sait, en effet, que la plupart des autocrates de l’Extrême-Orient ont de tout temps signé les actes importants avec la paume de la main.

En effet tout cela n’est pas neuf et la Fronde oublie de dire que depuis de longues années j’ai été certainement le premier à exposer ce procédé de l’empreinte du pouce et des doigts, pour reconnaître les criminels, dans de nombreux articles.

Mais aujourd’hui ce n’est pas de cela dont je veux m’occuper et, très modestement, je veux simplement indiquer une idée nouvelle, je dirais même géniale, à ce bon M. Bertillon.

Il exerce son talent d’anthropométreur sur tous les criminels, c’est déjà bien, mais ce n’est certainement pas assez, car nous sommes là en face du plus douloureux des problèmes, je dirai même du plus épatant.

Aujourd’hui, la valeur n’attend pas le nombre des années, et nous retrouvons tous les jours de jeunes éphèbes qui débutent, sur le coup de leurs quinze ans, dans la cambriole ou le vagabondage spécial comme dit la police par un aimable euphémisme.

Or, ces gosses n’ont pas encore de casier judiciaire et par conséquent n’ont pas encore de casier anthropométrique.

C’est là une lacune grave, très grave, mon cher monsieur Bertillon et, pour y remédier, je ne vois qu’un moyen, qu’un seul moyen : l’anthropométrie obligatoire. Eh oui, obligatoire, comme la vaccine ou la vaccination à votre choix.

Je m’explique. L’anthropométrie obligatoire ne dérangera pas les honnêtes gens, elle ne saurait être désagréable qu’aux malandrins et malfaiteurs avérés qui ont intérêt à échapper aux investigations indiscrètes de la police et de la justice.

Donc l’anthropométrie tout comme la vaccine sera non seulement obligatoire pour tous les citoyens des deux sexes mais encore elle sera renouvelée obligatoirement tous les dix ans, tout comme la dite vaccination et la dernière fiche anthropométrique, comme le dernier certificat de vaccine devra toujours aller retrouver ses devancières et être déposée en double, une à la mairie où est né le quidam avec son acte de naissance et l’autre à la préfecture de son département ou à la préfecture de police où l’on pourrait les centraliser toutes, si l’on préfère.

De la sorte on aurait toujours la fiche anthropométrique à jour, du premier criminel venu, qui se serait même bien conduit toute sa vie jusqu’au moment de la première faute et ça permettrait de reconnaître et d’arrêter facilement tous les criminels. Par ce temps d’Apaches, ça ne serait vraiment pas à dédaigner ; voilà pourquoi il me semble que je suis en droit de qualifier modestement mon idée de tout à fait supérieure.

Si le service arrivait promptement à devenir très important, comme je n’en doute pas, et à rendre des services signalés à la société, rien n’empêcherait de tout centraliser dans une seule main et, alors, comme juste récompense de tout un passé de travail si noble et de labeur assidu, en faisant créer un nouveau ministère, le ministère de l’Anthropométrie et de la vaccination, d’y nommer M. Bertillon lui-même.

Ce serait là, il me semble, le légitime couronnement de sa carrière.

L’on pourrait y joindre un service annexe facultatif, cette fois, de l’anthropométrie des animaux, ce qui fait que l’on n’oserait plus voler les chevaux et que l’on pourrait retrouver facilement les chiens perdus et les chats en rupture de gouttière ou autre domicile !

L’on pourrait même faire payer une légère redevance à tous ceux qui voudraient faire anthropométrer leurs animaux et dans un pays où il y a tant de chevaux, de vaches et de pies-borgnes, ce serait très certainement encore le meilleur moyen d’équilibrer le budget !

Je suis heureux de donner ici pour rien mon idée de l’anthropométrie obligatoire et gratuite pour les citoyens des deux sexes humains et payant pour les animaux et si l’honorable M. Bertillon voulait bien me faire le grand honneur de la faire sienne, je suis convaincu qu’elle ne tarderait pas à rendre les plus grands services à la France entière !