L’ENCOMBREMENT DES GRANDES VILLES

moyen simple et facile de les désencombrer. — maisons avec trottoirs à deux étages couverts en verre. — terrasse au troisième avec jardins. — très joli effet…


Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on pleure et gémit sur l’encombrement et sur les mille petits inconvénients de la circulation des grandes villes. Ce bon Boileau a écrit là-dessus une satire célèbre et, depuis, le mal n’a fait que croître et embellir. Je sais bien que les rues sont infiniment plus larges que du temps du Roi-Soleil, mais comme la population a décuplé, cela revient toujours au même, j’imagine.

On a bien, dans ces derniers temps, inventé les métropolitains, souterrains ou aériens, pour débarrasser un peu la voie publique, mais comme les automobiles sont venues pour écraser dare-dare ce qui reste de piétons, ça fait largement compensation, mon bon, comme l’on dit à Marseille.

Aussi bien, frappé, à juste titre, d’une situation aussi lamentable que pleine de périls, j’ai songé à un nouveau système de maisons qui doit répondre à tous les besoins de la circulation moderne.

On verra que ce nouveau système qui complète celui des maisons télescopes à quatorze étages, sept au-dessus de terre et sept en dessous, et que j’ai eu l’honneur d’exposer dans un volume précédent, est tout aussi ingénieux, tout aussi pratique et ne lui cède en rien, comme agréments multiples et divers… Mais ce n’est pas à moi à en faire l’éloge et je poursuis.

Tout le monde connaît la galerie couverte de la rue de Rivoli, les Arcades comme nous les appelons et, parmi mes lecteurs ceux qui ne sont pas encore venus visiter Paris, connaissent peut-être les galeries couvertes de La Rochelle, de Bayonne, d’Alger, etc. C’est très bien, mais ce n’est pas encore le dernier mot de l’art, parce que cela n’a qu’un étage, exposé à la boue des souliers des piétons en temps de pluie et recouvert en pierre, ce qui retire de la lumière.

Avec mon système aussi simple qu’élégant on a du même coup la fraîcheur en été, la chaleur en hiver et la lumière toujours et voici comment je procède :

Pour une grande voie neuve en construction, je prie la ville de la faire plus large, de manière à réserver mes trois étages de galeries superposées qui, en somme, ne seront que de superbes Bow-Window touchant le sol.

Au rez-de-chaussée, la galerie sera couverte et de plain-pied devant les boutiques, mais très claire puisque le plafond sera en verre dépoli. Il en sera de même du premier et du second étage toujours avec des plafonds en verre dépoli.

La troisième formera une terrasse découverte avec une élégante bordure de fleurs tout autour ou un parterre au centre suivant le cas.

La traversée de mes galeries sera faite par de jolis ponts de verre et charpente en fer reliant tous les étages à la traversée des rues, et il aura de distance en distance des escaliers et des ascenseurs pour donner accès aux étages et à la terrasse.

Les avantages d’une semblable innovation sont si nombreux que je ne pourrai énumérer ici que les principaux.

Immédiatement la rue est désencombrée et les malheureux piétons ne sont plus écrasés par les lourds omnibus et les automobiles broyeurs.

Les propriétaires des nouveaux immeubles gagnent un argent fou en louant un prix idem leurs quatre étages de boutiques.

Au rez-de-chaussée on loue aux gros commerces de bouche : épiciers, bouchers, charcutiers, boulangers, etc. aux charbonniers, aux marchands de comestibles ou de bicyclettes, aux négociants en gros.

Le premier sera tout naturellement pris par les magasins de nouveautés, les merciers, les fabricants de biberons hygiéniques et de clysopompes à musique, etc.

Le second sera réservé aux boutiques de luxe, aux bijoutiers, joailliers, marchands de jumelles, pâtissiers et glaciers pour five o’clock, etc.

Enfin, le troisième, avec sa terrasse et sa gaîté folle en été aura le monopole, très disputé, des cafés et des restaurants, sans compter que les locataires qui habiteront la maison en retrait, c’est-à-dire sans galerie ni terrasse, du quatrième au septième étages, jouiront d’un très joli coup-d’œil sur toutes ces terrasses, avec jardins, du troisième, dans une rue forcément très large, comme je l’ai indiqué plus haut, pour obtenir la place des trois étages de galeries, de chaque côté.

Je dis qu’il en sera ainsi par la force des choses, en vertu de la logique et dans l’intérêt de tous mais il est bien certain qu’il n’y aura rien d’obligatoire et que chacun sera libre d’installer son commerce à l’étage qui lui conviendra le mieux.

Cette fois quand les garçons crîront :

— Servez terrasse, boum ! Ce ne sera plus au figuré, mais bien en réalité et feue Sémiramis elle-même, en serait complètement épatée, si elle revenait sur terre.

Je poursuis : J’ai dit que ce serait toujours clair avec mes trois planchers en verre dépoli, j’ajoute que tout étant ouvert en été, avec de jolis stores que l’on pourra monter et descendre perpendiculairement, à la russe, et non pas en bâches horribles, comme à Marseille, par exemple, ça sera toujours d’une fraîcheur idéale.

De même en hiver ce sera toujours chaud, puisqu’à part le rez-de-chaussée et la terrasse du troisième, je fermerai le premier et le second — les deux étages les plus luxueux — avec des glaces, absolument comme un wagon-salon.

Il est évident qu’au point de vue de la foule, il n’y aura jamais encombrement. Une pareille merveille amènera quantité énorme de flâneurs, de promeneurs, de curieux, c’est bien évident mais, comme je l’ai déjà expliqué, chaque étage aura pour ainsi dire forcément, son genre de clientèle et par conséquent, son genre d’acheteurs, mais il s’établira tout naturellement des roulements pour aller dans un sens ou dans l’autre, non seulement entre les étages des deux côtés de la rue, mais encore entre les étages eux-mêmes du même côté.

Puis pour empêcher tout encombrement, il y aura des ponts suspendus fort élégants et également tout en verre dans des armatures de bronze d’aluminium de distance en distance pour relier les terrasses des deux trottoirs.

À cette hauteur ça ne gênera pas les voitures, pas même les affreux omnibus et l’on pourra toujours traverser la rue tranquillement, sans être obligé de descendre dans le fouillis meurtrier des véhicules.

À peine ai-je besoin de dire que le tout, maisons, trottoirs suspendus, galeries, terrasse supérieure, seront construits avec un goût exquis, avec un raffinement artistique encore inconnus jusqu’à ce jour. On demandera aux premiers artistes de ce temps de faire les fresques intérieures, les mosaïques, les sculptures en fer forgé et ce sera la joie de l’œil et l’admiration de tous et le monde entier venant voir cela s’écrira : — Comme c’est beau ; décidément il n’y a qu’à Paris que l’on peut voir de pareilles merveilles !

Oui, une voie triomphale ainsi conçue, construite et exécutée, non seulement serait la fortune de Paris, mais encore de la France entière, car de tous les coins de la terre on viendrait pour la voir et l’on s’arrêterait bien un peu pour faire l’école buissonnière dans notre doux pays de France !

Avant de commencer en grand, si mon vieil ami Létorey veut bien commencer en petit dans sa percée du boulevard Haussmann, je lui promets un beau succès et, dès maintenant, je me mets à sa disposition pour exécuter un projet qui doit rester — et ce n’est pas parce que j’en suis le père que je dis ça — comme le plus grandiose et le plus séduisant, en même temps, de ce vingtième siècle.

Allons, Létorey, que vos capitalistes se montrent intelligents et la ville aussi !

Un bon mouvement de tous ces braves gens et nous allons étonner le monde !