Mentalité Lutécienne















ÉDOUARD MANET

son exposition chez durand-ruel. — la mort de sa veuve. —
à propos du portrait d’antonin proust.


Je sortais de visiter, il y a quelques jours, l’exposition de 24 tableaux et aquarelles, comme dit le catalogue, d’Édouard Manet, formant la collection Faure, aux galeries Durand-Ruel, lorsque le lendemain même, par une singulière coïncidence, la note suivante me tombait sous les yeux :

« On annonce la mort de Mme Édouard Manet, veuve du célèbre peintre, décédée à Paris, à l’âge de soixante-treize ans.

« Issue d’une famille hollandaise d’artistes, artiste elle-même, musicienne délicate, elle avait été une compagne aimante et dévouée pour son mari, qu’elle soutint et encouragea aux heures difficiles de sa vie.

« Son frère, M. Léon Leenhoff, sculpteur et graveur de talent, correspondant de l’Institut, s’associa d’ailleurs, avec une fidélité éprouvée, à cette mission d’affectueuse sollicitude qu’elle remplit toute sa vie auprès de Manet. Ce fut lui notamment qui servit de modèle au peintre dans beaucoup de ses œuvres, et en particulier pour L’Enfant aux cerises et pour le Déjeuner.

« Par la mort de sa veuve, la famille de Manet se trouve réduite à une personne : sa nièce, Mme Emma Rouard, fille de Mme Berthe Morizot, qui avait épousé le frère cadet du peintre Eugène Manet. »

Cela remue naturellement tout un monde de souvenirs dans mon esprit ; j’ai un peu connu Manet et son ami Antonin Proust, le bel Antonin. Mais lorsque j’étais le collaborateur de Jules Paton aux Débats et au XIXe Siècle, nous suivions tous deux, an jour le jour presque, les efforts si louables de Durand-Ruel pour lancer les jeunes peintres impressionnistes-révolutionnaires de l’époque, et ce n’est pas sans émotion que je me rappelle ces souvenirs déjà lointains, alors que je n’étais moi-même qu’un critique d’art intermittent, si j’ose dire, et pour mon plaisir.

Mais depuis que de chemin parcouru ! et comme Durand-Ruel doit se féliciter de son courage et de son dévoûment à la belle cause de l’art !

En effet, depuis, Claude Manet, Sisley, Degas, sont devenus célèbres et ont vendu au poids de l’or, les premiers leurs paysages, le dernier ses petites danseuses, ses petits rats de l’Opéra ; j’en dirai autant de Rafaëlli, qui est devenu à moitié classique, tout en restant personnel ; de Cézanne, qui est resté un peu fruste. Puis il y avait encore Pissaro, qui est mort l’année dernière ou la précédente, Renouard, Maria Van Cassalt, et d’autres encore qui ont précédé la grande floraison éphémère — des pastillistes avec Van Riselberg pour chef de file — j’allais dire pour chef d’orchestre dans cette symphonie des couleurs complémentaires !

Donc, je m’étais arrêté l’autre jour devant le no 2 du catalogue de l’exposition d’Edouard Manet, intitulé Portrait d’Antonin Proust, 1856. Toile, hauteur 56 centimètres, largeur 47 centimètres. Cette toile doit avoir été peinte peu après la sortie de Manet de l’Atelier de Couture, où il avait fait connaissance d’Antonin Proust.

Ainsi s’exprime en toute vérité le catalogue de la collection Faure, publié en 1902 et revu et corrigé par Durand-Ruel.

Comme l’on voit, il n’est pas question là du célèbre et admirable portrait d’Antonin Proust, alors qu’il était dans tout l’éclat de sa gloire de mécène des beaux-arts et de bel homme élégant. Du reste, il paraît que le célèbre tableau de Manet serait resté dans la famille de Proust, ce qui est tout naturel.

Non, il s’agit là d’un Proust de 1856, c’est-à-dire d’un jeune homme encore imberbe, mais cependant solidement modelé.

Du reste cela restera la qualité maîtresse de Manet.

Je la lui ai souvent entendu reprocher par des femmes du monde qui le trouvent lourd et empâté dans son exécution.

Qu’elles considèrent donc seulement sans parti pris le Bon Bock, et qu’elles me disent, oui ou non, si ce n’est pas là une admirable fermeté qui rend bien l’impression de la vie, tout en ayant un modelé très large, tout en ne cherchant pas la petite bête du détail ! C’est si frappant que je suis convaincu qu’il n’y a pas un artiste qui ne sera pas de mon avis, à propos de ce juste hommage rendu à l’exécution du maître disparu.

Mais ce n’est là qu’un incident, et j’ai hâte d’arriver à la simple mais curieuse constatation que je veux faire aujourd’hui.

Donc, j’étais arrêté devant le portrait du jeune Antonin Proust en 1856, portrait composé de la tête, et de quelques centimètres d’étoffe sous le cou et le col.

Regardez bien ces étoffes traitées dans la manière large, étalées comme au couteau, avec des trous, des solutions de continuité, voulues dans leur étalement, singulièrement douces et brutales, et dites-moi si cela ne vous rappelle pas d’une façon frappante certains procédés de Thomas Couture, — c’est entendu, et ce n’aurait rien d’ extraordinaire du maître à l’élève, — mais les procédés mêmes des premiers portraits de Carolus Duran, les premiers tableautins représentant des femmes dans leur modeste intérieur, de la première manière de Corot et comme Jules Paton en avait une si curieuse collection, que nous avions réunie un peu partout, pendant des années, entre deux articles des Débats, et qui devaient plus tard, hélas se vendre si mal.

Dites-moi enfin si cela ne rappelle pas encore la manière large, puissante de Courbet lui-même, parfois jusque dans ses paysages.

Voilà ce qui est frappant, et alors tout à coup, simplement, spontanément, une conclusion s’impose à l’esprit le moins observateur : c’est qu’en dehors même des influences de l’école et du maître, il y a une autre influence qui est comme la synthèse de toutes les autres influences réunies en un seul bouquet, si j’ose dire que l’on sent et que l’on est impuissant à définir et qui est l’influence souveraine, tyrannique et impérieuse, du moment, du milieu, de l’ambiance, de l’époque.

Et cela est si vrai que l’on en arrive fatalement à cette autre conclusion que, dans les arts comme dans les lettres, quelles que soient nos dispositions, notre originalité personnelle, nous ne pouvons jamais nous servir que des instruments que nous avons en main, c’est-à-dire peindre, écrire, composer et même en partie penser, comme les gens de notre temps, de notre milieu, de notre pays.

C’est absolument, pour me servir d’une comparaison qui fera mieux comprendre ma pensée, comme la langue dont nous nous servons, en quelque sorte machinalement ; cependant c’est la nôtre, et ce n’est pas celle d’un peuple voisin, et le Français n’est pas l’Anglais ou l’Allemand.

C’est-à-dire que l’on voit cela, que l’on saisit les airs de parenté entre les artistes, les écrivains, du siècle de Louis XIV par exemple, entre les romantiques du temps de Victor Hugo, de 1830, des batailles mémorables d’Hernani !

Je pourrais multiplier ces exemples à l’infini, dire qu’il y a des différences de temps, de mœurs, d’ambiance et, en même temps, des airs de ressemblance de race, de traditions, comme dans la longue et noble succession artistique et littéraire des Grecs, des Romains et des races latines contemporaines. Mais alors cela m’entraînerait trop loin, et c’est tout un volume que je devrais écrire sur ces évolutions multiples qui seraient l’histoire même de l’art dans l’humanité.

Il me suffit pour aujourd’hui d’indiquer d’un mot ce phénomène très spécial de l’influence du milieu, du moment, de l’ambiance sur le faire, les procédés, l’exécution matérielle des artistes cherchant à traduire leur pensée et qui se servent d’instrument souvent presque identique et tout à fait à leur insu.

C’est ce qui explique la communauté des procédés dans la première manière d’Édouard Manet, de Carolus Duran, de Corot, de Courbet, pour ne citer que ceux-là, et c’est ce que j’ai voulu constater d’un mot, à propos du portrait du jeune Antonin Proust, par Édouard Manet, en 1856. Juste un demi-siècle ! Mon Dieu, comme la vie passe vite ![1]

  1. Ce chapitre a été écrit au commencement de mars 1906 et en rentrant de voyage, à la hâte, le jour même de sa fermeture, le 22 octobre 1906, j’ai pu visiter, au salon d’automne, l’exposition rétrospective de Cézanne, Berthe Morizot, Éva Gonzalès, et, dans un autre ordre d’idées, celle de Carpeaux, le sculpteur de génie qui a su captiver le mouvement et la vie, si j’ose m’exprimer ainsi, et d’Alfred Stévens, le grand peintre belge.

    Ce pauvre Cézanne sort fort amoindri de cette épreuve ; cependant il reste de lui trois portraits remarquables par leur audace tout à la fois brutale et enfantine qui ont été certainement conçus et exécutés avec les réminiscences plus ou moins involontaires de Manet.

    Quant au double portrait d’homme et de femme dont le nom m’échappe, d’Éva Gonzalès, la fille de mon premier délégué à la Société des Gens de Lettres quand j’y suis entré en 1885, il y a là un merveilleux hommage de l’élève au maitre et certes Manet pouvait s’en montrer fier à juste titre.

    Je ne saurais en dire autant de Berthe Morizot, sans doute intéressante, presque toujours charmante, mais d’une tonalité, d’une manière plus douce, plus estompée, plus claire et où l’on ne retrouve guère la pâte puissante, la griffe du maitre, de ce pauvre et grand Édouard Manet, enlevé si jeune à l’art, alors que tout semblait indiquer qu’il était destiné à devenir un des novateurs de la fin du dernier siècle.

    P. V.