LA QUESTION DES AUTOMOBILES

à la suite d’une course de Paris-Madrid. — un perfectionnement épatant.


Pour une fois, savez-vous, comme disent les Belges, je suis bien content et je n’ai point besoin de me décarcasser pour écrire le présent chapitre, car je n’ai simplement qu’à copier les parties les plus curieuses et les plus essentielles, comme disent les ingénieurs, d’un prospectus de fabricant d’accessoires pour automobiles, dont je veux taire le nom, pour ne pas avoir l’air de lui faire de la réclame.

Donc ce matin, comme j’étais en train de dépouiller ma correspondance, ce qui est encore moins dangereux que de dépouiller des diligences dans les Calabres et plus honnête que de dépouiller ses créanciers, tout en buvant mon lait au café — je dis lait au café, ce qui est infiniment plus logique que de dire du café au lait, puisqu’il y a toujours beaucoup plus de lait que de café — je reçus par la poste le prospectus suivant, adressé à M. et Mme Vibert, S. V. P.

Avec la sage lenteur d’un homme intrigué, mais pas plus qu’il ne faut, je fis sauter la bande, ce qui est infiniment moins difficile que de faire sauter la banque, et puis l’on fait sauter ce que l’on peut, même des pommes frites à l’occasion, je lus ce qui suit :

« Monsieur, Madame,

« Il est inutile d’entrer dans de longs préambules, comme les gens qui veulent vous embobiner, en vous vendant une pommade qui fait pousser des poils sur la pomme de la rampe de votre escalier.

« Tout le monde sait que ma maison est la première tenant bien réellement tous les accessoires de la grande industrie des automobiles et qu’en un mot, elle est tout à fait dans le mouvement.

« Or, si vous êtes tant soit peu chauffeur et chauffeuse, ce dont je ne doute pas, tous les intellectuels et gentlemen étant plus ou moins chauffeurs — merci ! — vous savez que l’objet le plus indispensable est celui qui constitue l’ensemble de la coiffure, soit pour messieurs, soit pour dames.

« Il est utile sans doute et même souvent indispensable d’avoir une peau de bique, en été, et une peau d’ours, en hiver, et en Provence un fort cache-poussière ; on peut posséder des lanternes et des réflecteurs à l’acétylène ou à l’électricité, d’élégants paniers en osier pour mettre ses parapluies et des chaufferettes capitonnées à l’alcool, mais l’on peut aussi se contenter de lanternes à l’huile, d’une brique chaude et du fond de son auto pour placer ses parapluies.

« Ce dont on ne peut jamais se passer, sous peine des plus graves dangers pour la vue et pour la santé générale du corps, c’est de la coiffure, composée d’une casquette et d’une paire de lunettes bleues, le tout entouré d’un cache-poussière, avec trous pour les lunettes bleues, pour les dames, en pongie, tussor ou soie sauvage de Chine. Tous vous y convient : les médecins, les oculistes, les hygiénistes, la prudence la plus élémentaire et, ce qui est plus puissant que tout, l’instinct même de la conservation.

« Je pense, madame et monsieur, que sur ce point nous sommes bien tous d’accord et qu’il est tout à fait inutile d’insister. Du reste vous trouverez dans le catalogue ci-joint tous les modèles de casquettes, de lunettes, de cache-tête, pour tous les sexes et toutes les pointures à tous les prix. J’en ai de légers en aluminium et j’en ai même des blindés, comme des têtes de scaphandriers pour les courses de grandes vitesses.

« Mais à quoi bon insister et j’ai hâte d’arriver au but principal du présent catalogue, en prenant la permission d’attirer tout particulièrement votre bienveillante attention sur ma dernière découverte qui est appelée, je crois, à combler de joie la plupart des chauffeurs et surtout des chauffeuses.

« Depuis longtemps dans nos promenades et même dans les courses en automobiles, les dames surtout ont contracté la bien naturelle et touchante habitude d’emmener avec elles leur chien, compagnon habituel de la vie courante, car vous le savez, si l’on est obligé de laisser son chat, on peut toujours se faire accompagner par son chien.

« Or, dans ces derniers temps les vétérinaires étaient sur les dents ; la plupart des chiens, ces compagnons inférieurs de l’homme, étaient frappés d’ophtalmies purulentes ou non, mais jamais lentes, hélas ! et même un grand nombre mouraient de transports au cerveau et de fièvres cérébrales tout comme de simples académiciens ; et une bonne vieille fille, émue de pitié, avait déjà songé à créer les « Quinze-Vingts » des chiens, lorsqu’un savant vétérinaire-oculiste voyant le nombre toujours croissant des sujets frappés, lui avait fait remarquer fort judicieusement qu’il faudrait au moins doubler et créer de suite les « Trente-Quarante » pour la race canine.

« On en était là de la question et fort ému dans le monde des chiens, lorsque mon fils qui a fait de brillantes études à l’Institut des jeunes myopes, publia, après de longues recherches, une brochure sensationnelle sur cette chienne de question, intitulée : De l’influence de l’automobilisme sur la santé des chiens, et où il démontrait péremptoirement, qu’il était fort imprudent de laisser sortir les chiens à visage découvert en automobile et que c’était les sacrifier presque à coup sûr.

« C’était le trait de lumière génial, et immédiatement, sur les indications mêmes de mon fils, je me suis mis à imaginer et créer une nouvelle coiffure pour les chiens accompagnant leurs maîtres en automobile.

« Naturellement j’en ai supprimé la casquette à cause des oreilles et qui, à moins de la percer de deux trous, comme les chapeaux de paille pour chevaux, n’aurait été ni élégante, ni pratique et je l’ai remplacée par les lunettes-muselières. C’est simple et commode comme tout ; en mettant la muselière, les lunettes bleues viennent s’adapter d’elles-mêmes sur les yeux, le tout enveloppé dans un cache-tête-cache-poussière pour le sommet du crâne, ils ont l’air d’avoir un domino, comme à l’Opéra.

« Inutile d’ajouter que de la sorte, nos pauvres compagnons inférieurs sont, aussi bien que nous, à l’abri de toutes les maladies qui attaquent la tête et que, naturellement, j’en ai pour toutes les pointures, encore beaucoup plus variées chez le chien que chez l’homme ou la femme.

« Monsieur et Madame, je ne voudrais pas vous importuner plus longtemps ; j’ai également des muselières-lunettes bleues pour chiens en aluminium très légères et d’autres blindées en acier pour courses de vitesses, et j’ose espérer pouvoir compter sur la clientèle de vos intéressants amis à quatre pattes… »

Puis suivaient toutes les gravures représentant les différentes formes de muselières-lunettes bleues-cache-poussière pour chiens montant en automobile, avec les prix-courants.

Encore une fois, je ne veux pas faire ici de réclame, mais si l’on veut s’adresser à moi directement, je me ferai un plaisir de procurer les dites muselières, en ayant soin, bien entendu, de garder une honnête commission pour ma peine.

Dame ! que voulez-vous, je vous rends encore service, n’est-ce pas ? Et puis les affaires sont les affaires et je ne suis pas de ceux qui se donnent un mal de chien à l’œil !

Ah mais non !