INTERDICTION DE CIRCULER

graves atteintes portées à la liberté des citoyens. — comme au moyen-âge. — fâcheux exemples.


Pendant longtemps, on avait dans l’oreille la terrible phrase des sergots qui vous criaient brutalement dans les oreilles sur les boulevards, leur bâton de guimauve à la main :

— Circulez, Messieurs, circulez…

Les jours de fête ou de mauvaise humeur, ils sont impitoyables ; ils dispersent les rassemblements de plus de deux personnes et même l’on se souvient de ce gardien de la paix légendaire qui voulait faire circuler le mari et la femme, sous prétexte que cette dernière, se trouvant dans une situation intéressante, ils formaient un rassemblement de deux personnes trois quarts !

C’était déjà pas mal comme cela, mais maintenant, voilà que des ordres supérieurs, — oh ! combien supérieurs, sans doute — ne permettent plus du tout de circuler à une foule de citoyens qui n’ont pas l’heur de plaire à Messieurs les sergents de ville, gardiens de la paix, sergots ou autres quarts d’œil appartenant à la rousse et allant chercher leurs ordres au Château de la Tour Pointue.

À ce point de vue particulièrement grave, parce que c’est la liberté même des citoyens qui est en jeu, il s’est passé à la dernière revue de Longchamps des faits tellement extraordinaires qu’il est impossible de les passer sous silence.

Ce fut d’abord le tour d’un brave Landais qui était venu tout exprès des environs de Mont-de-Marsan pour assister à la revue et qui fut poursuivi avec un acharnement imbécile tout le temps de la revue, parce que le malheureux avait commis l’imprudence de se chausser comme les gens de son pays, ce qui eut le don de déplaire aux agents ; habillé très correctement de noir et très convenable, il a été poursuivi par la police et même par un officier à cheval et finalement expulsé du terrain de manœuvres, avec les menaces les plus grossières d’être poursuivi et arrêté, parce qu’il était sur des échasses, suivant la mode des gens de son pays et que Messieurs les sergots ne reconnaissent pas ce genre de chaussures !!! Non, mais là, c’est trop bête à la fin.

Ils se sont permis de traiter cet honnête citoyen de délinquant ! Délinquant ? pourquoi ? et je serais bien reconnaissant à M. Lépine de vouloir bien m’indiquer le texte de la loi qui interdit à un Landais de sortir de son département sur des échasses.

Vraiment, ce sont là des faits d’un arbitraire par trop scandaleux et il est temps de rappeler Messieurs les policiers à un peu plus de pudeur et surtout au respect de la liberté individuelle.

Mais il paraît que nous sommes loin de compte et l’on affirme que, loin de vouloir revenir à de meilleurs sentiments, M. le Préfet de Police est décidé à prendre un arrêté pour interdire dans toutes les réunions et fêtes publiques le port de talons de plus de deux centimètres de haut !

N’empêche qu’il y a dans cette poursuite tout à la fois féroce et grotesque et dans cette expulsion d’un Landais de la revue, sous le fallacieux prétexte qu’il avait des échasses, plus qu’un acte d’arbitraire, mais bien une insulte à toute une race, à tout un département, insulte d’autant plus gratuite qu’elle n’était pas obligatoire… au contraire.

En conséquence, je veux croire que tous les Landais justement indignés et froissés dans leur amour-propre national, vont demander plus que des explications, des excuses publiques et plates comme des limandes, à M. le Préfet de police qui n’a pas le droit d’imposer une chaussure uniforme à tous les Français, suivant son caprice. C’est trop sandaleux, pardon… scandaleux, ce procédé de gniaff mal appris…

Mais ce n’est pas tout ; voilà que tout à coup l’ineffable Santos-Dumont, qui s’y connaît comme pas un Américain, en fait de réclame, vient faire un petit tour, avec son ballon, devant les tribunes.

On entend alors pousser un grand cri dans celle du Sénat… ; un homme vient de tomber évanoui, c’est M. Méline. Vraiment le malheureux n’avait pas de veine ; il venait pour la première fois étrenner la tribune du Sénat et lorsque M. Deschanel l’eut fait promptement revenir à lui, en lui faisant respirer la botte d’un municipal, il s’écria, les larmes dans les yeux et dans la voix :

— Avec ces ballons de malheur, c’en est fait de mes chères douanes et du système protectionniste de toute ma vie ; nom d’un poireau ! je suis déshonoré !

Sur ces entrefaites, M. Lépine, qui est partout ces jours-là comme c’est son devoir, arrivait éperdu et s’écriait :

— Sénateur, vous avez raison.

— Je le sais bien que j’ai raison ; mais qu’est-ce que vous y pouvez ?

Et alors M. Lépine eut un de ces sourires discrets et sataniques, comme il en avait vu errer, avec moi, à Alger, en 1898, sur les lèvres d’Édouardo Drhumundt.

— Comment, ce que je peux ? Mais tout, tout simplement. Ignorez-vous M. le Sénateur, que j’ai organisé la brigade des agents plongeurs, la brigade des agents cyclistes, la brigade des chiens sauveteurs et que je suis en train d’organiser, en ce moment même, sur le conseil de Paul Vibert — merci bien — la brigade des hiboux, des chats-huants pour dévorer les rats dans nos grands égouts-collectionneurs… pardon, collecteurs, veux-je dire.

— Eh bien alors, ça va tout seul et, pour sauver les douanes, pour préserver les octrois en danger, les ballons franchissant maintenant les fortifs comme rien du tout, et pour tranquilliser votre conscience de vieux protectionniste endurci, sauf votre respect, je crée, pas plus tard qu’après-demain matin, la brigade volante — volante, je te crois, c’est un mot — oui, je crée la brigade volante des agents de la paix aéronautes. Ils s’en iront deux par deux, mes chers gardiens de la paix, dans de petits aérostats, visiter tous les ballons en balade de tous les Santos-Dumont des airs et ils dresseront procès-verbal à tous ceux qui auront des marchandises soumises aux droits. Ils seront assermentés, mes agents — comment donc ! — crus sur parole, parce qu’ils n’ont pas l’habitude de prononcer des paroles en l’air — même en ballon — encore un mot et je vous promets que mon équipe de gardiens-gabelous-aéronautes saura bien faire respecter la loi et tout remettre au point. Si je ne permets pas que l’on monte sur des échasses, ce n’est pas pour tolérer que l’on monte en ballon sans le contrôle de la police, peut-être.

M. Lépine, vous m’en retirez une fameuse, non pas du pied, mais de l’esprit, ce qui est encore infiniment plus sérieux…

Et les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre en versant de douces et abondantes larmes. Tableau !

… Quand, une heure après, les pompiers vinrent visiter la loge sénatoriale, eux, qui ignoraient la scène, s’écrièrent :

— Tiens, comme il a plu ici ! Pour sûr, il y a une fuite à la toiture !…

En arrivant chez lui, heureux et ragaillardi, M. Méline s’écria :

— Maintenant je m’en f… comme l’on dit à l’Assistance publique, grâce à ce diable de Lépine — un bon diable — je suis sûr que mes douanes ne seront pas f… par ces satanés aéronautes de malheur…

Et il s’endormit le sourire sur les lèvres, en pensant que nous payons la poire deux sous plus cher le kilo !…