Au quartier latin

les derniers parcs de la rive gauche. — le monastère des dames de Saint-Michel. — souvenirs de famille.



Le Gaulois publiait le 17 mai 1903 la petite note suivante qui me tombe à l’instant sous les yeux et que je veux transcrire pour mes lecteurs, tant elle évoque en foule de nombreux souvenirs de famille qui, je crois, ne sont pas sans intérêt pour l’histoire du vieux Paris.

Aussi bien, étant probablement le dernier représentant de la plus vieille famille historique de bourgeois de Paris, j’ai bien le droit et je dirai même le devoir d’évoquer ces souvenirs déjà lointains. Ceci dit, voici la note du Gaulois :

« Rue Saint-Jacques, dans le voisinage du Val-de-Grâce, de hauts murs noircis, calcinés par le temps et le soleil, encerclent le monastère des Dames de Saint-Michel que l’exil vient de chasser de leur paisible retraite. La demeure a grand air sous son aspect un peu froid et guindé elle fut construite par l’habile architecte qui s’appelait Mansard. Un parc immense, profond, touffu, lui fait une couronne verdoyante et l’été ce sont des concerts d’oiseaux qui en égayent la mélancolique solitude.

« Dans quelques semaines, petit-être dans quelques jours, ces futaies séculaires qui couvrent une superficie de plus de trente mille mètres tomberont sous la hache. Bientôt un quartier neuf remplacera cette thébaïde parisienne — et le souvenir seul subsistera de la résidence historique des Dames de Saint-Michel.

« Historique, car le chancelier de Sillery, ce diplomate souple, fin et avisé, en posa la première pierre. C’est de lui que le Vert Galant disait :

« — Avec mon chancelier qui ne sait pas le latin et mon connétable Henri de Montmorency qui ne sait ni lire ni écrire, je puis venir à bout des affaires les plus difficiles. »

Depuis cette époque il n’y a rien de changé dans ce dernier coin du vieux quartier Saint-Jacques et cela doit tenir à ce qu’il n’est pas facile de vendre ainsi, d’un seul coup, un pareil morceau de terrain.

Pendant une partie de la première moitié du XIXe siècle mon grand-père, Jacques-Emmanuel Vibert, qui est mort tout jeune avant la cinquantaine, que je n’ai point connu et dont j’ai sous les yeux le médaillon vivant et superbe, fait par son vieux camarade François Rude, l’immortel auteur de la Marseillaise, qui s’élance aux flancs de l’Arc de Triomphe, fut l’architecte et l’entrepreneur du couvent des Dames de Saint-Miclnel.

Comme le dit couvent était cloîtré, il n’y avait aucun moyen d’y pénétrer, encore moins d’y circuler librement pour les simples mortels et pour les habitants du quartier, son beau parc était quelque chose comme le Paradis Perdu dans lequel personne n’avait jamais mis les pieds, j’entends personne du sexe fort !

Cependant comme il y a toujours un arrangement possible avec le ciel, il est bien évident qu’à bien plus forte raison, il doit y en avoir un avec les bonnes sœurs, ses modestes et douces brebis. Mais enfin, on peut être des brebis ointes du Seigneur et aimer l’argent ; ça fait partie des petites passions du métier !

Aussi pour augmenter leurs revenus plus que respectables, elles avaient un vaste pensionnat et de plus, louaient des chambres aux femmes seules, aux veuves dévotes du quartier, tenant ainsi un véritable hôtel meublé pour dames seules, sans payer patente bien entendu. De plus elles abritaient les gentes demoiselles soi-disant repenties !

Or, c’est là où éclate vraiment l’ingéniosité de l’esprit monacal qui laisse bien loin derrière lui l’esprit plus ou moins mercantile du Levantin, de l’Israëlite, du Gènevois ou de l’Auvergnat. Si l’une des jeunes pensionnaires ou l’une des dames venait à tomber malade et désirait recevoir chaque jour son père ou son frère dans l’intérieur du couvent, le père ou le frère n’avait qu’à donner la somme de 10 000 francs pour être considéré comme bienfaiteur et acquérir ainsi le droit de circuler librement dans les cloîtres, préaux et parcs du monastère !

Dix mille francs d’alors en valaient plus de cinquante mille d’aujourd’hui et il paraît que la dite somme empêchait toute profanation de la part de l’homme et bouchait l’œil des religieuses qui n’en devaient point voir ! Pour moi ça m’en a toujours bouché un coin aussi vaste que le parc lui-même !

Mon grand-père qui avait ses ateliers et chantiers à côté et circulait librement chez ces dames, comme étant leur architecte et entrepreneur, était considéré comme un homme tout à fait privilégié dans le quartier.

Or comme la famille des Vibert, aux quartiers Saint-Jacques, Saint-Marcel et Saint-Médard, aussi bien qu’autour de l’église de Saint-Hippolyte, aujourd’hui démolie et dans le chœur de laquelle était enterrée une partie de mes aïeux, en qualité d’échevins, particuliers ou fonctionnaires de la ville de Paris, comme, dis-je, ma famille s’était jetée tout entière à corps perdu dans la grande Révolution, dès l’aube de 1789, ce privilège amusait beaucoup mon grand-père ; mais comme son habileté et son honnêteté étaient proverbiales dans tout Paris, les bonnes sœurs tenaient tout de même à l’horrible mécréant qui était leur architecte et se contentaient de prier pour sa conversion et celle de sa famille. Il faut croire que ces prières n’avaient aucune vertu, car — mettez que cela se passait aux environs de 1825 à 1840 — à l’heure présente elles n’ont encore exercé aucun pouvoir, même sur le cœur endurci du petits fils !

Mon grand-père fut aussi le constructeur des Jeunes Aveugles, boulevard des Invalides ; c’est lui qui a reconstruit et agrandi les Sourds et Muets, rue Saint-Jacques, au coin de la rue de Abbé-de-l’Epée, ainsi que le vieux collège Charlemagne, là-bas, à l’entrée de cette rue Saint-Antoine qui vit se dérouler sur ses pavés une partie des événements de la grande révolution.

Il avait été aussi l’architecte de la plupart des Établissements d’éducation et collèges de la rive gauche, autres du vieux collège des Irlandais et, chose curieuse et vraiment intéressante pour celui qui connaît et aime Paris et veut se rendre compte de ses origines, de même que le souvenir de l’Église de Saint-Hippolyte, démolie, reste par la rue Saint-Hippolyte dans le quartier Mouffetard, de même la rue des Irlandais, derrière le Panthéon, est restée comme le dernier témoin du vieux collège où étaient élevés les enfants nobles et chics avant la révolution.

Comme je le disais tout à l’heure, François Rude, le statuaire inspiré qui devait retrouver la vie et le mouvement avant Carpeaux était le vieux camarade de mon grand-père Jacques-Emmanuel Vibert, et le sculpteur et l’architecte avaient plus d’une fois collaboré, en dotant Paris d’un nouveau monument… Mais je vois que je m’attarde à ces souvenir de famille qui remontent déjà à trois quarts de siècle et je veux m’arrêter, car si je parlais de tous les anciens parcs de la rive gauche que j’ai connus dans ma prime jeunesse, si je parlais seulement du vieux Luxembourg d’antan, de sa pépinière et de sa Petite Provence où j’ai appris à jouer au sabot au commencement de l’Empire deuxième, où j’ai passé toute mon enfance, il me faudrait tout un volume ! En attendant le volume, j’y reviendrai peut-être bien un jour dans quelques courtes et brèves chroniques, car il me semble que chacun doit ainsi contribuer à l ’histoire défunte de sa terre natale, en racontant ses souvenirs, en disant ce qu’il a vu, en consignant les événements politiques ou historiques auxquels il a été mêlé. Et, dame, chez un homme qui a été mêlé à toute la vie active de son époque dès sa plus tendre enfance et qui a déjà plus d’un demi-siècle, hélas, ça commence à devenir plutôt touffu.

À l’heure présente, j’aurais sous la main le temps, l’argent et un secrétaire — trois choses qui me manquent totalement — que je ferais bien le pari d’écrire sans souffler vingt volumes de mémoires sur la vie politique, sociale et anecdotique de Paris, depuis la première exposition universelle de 1855, par exemple, première étape de mes souvenirs précis.

Mais ce ne sont là que des projets irréalisables et tous tant que nous sommes, hommes de lettres et penseurs, c’est un monde de faits et d’événements dont nous emportons avec nous le secret dans la tombe ! c’est triste, mais qu’y faire ? Ainsi va le monde.

Je comptais terminer lorsqu’un ami veut bien me rappeler ma chronique où je racontais comment le pape allait céder tout le personnel de sa chapelle sixtine au sultan, pour en faire des gardiens du Sérail. C’était clair et limpide et tout indiqué et cependant, certains esprits timorés ont crié au scandale ou ont été incrédules.

Aujourd’hui ça va enfin être un fait accompli et pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire la petite note suivante qui vient de paraître dans les journaux : « De plus en plus en veine de réformes, le pape s’attaque aujourd’hui à la railleuse chapelle sixtine. Il a décidé la création d’une école d’enfants qui sera installée au Vatican même et d’où l’on tirera les voix qui remplaceront celles des « castrats ».

« Les soprani actuels, Moreschi, Cesari, Salvatori et autres, seront mis à la retraite avec une pension de cent quarante francs par mois.

« Ceux d’entre eux qui voudraient augmenter leurs ressources pourront aller en Turquie où le sultan réserve aux personnes de leur sexe des emplois spéciaux et fort bien considérés. »

Cette fois ça y est, comme dit l’autre, et l’on avoûra bien que si ce n’est pas dans mon pays, du moins j’ai encore été une fois prophète ! la disparition des Dames de Saint-Michel et des castrats de la Chapelle sixtine en même temps ! c’est symptomatique, tout de même.