LE ROI DES VALSEURS

valentin-le-désossé. — l’homme-tourbillon. — à mabille le jour d’un grand-prix. — souvenirs d’antan.


Les journaux sans plus de commentaires, publiaient, à la fin d’avril de 1907, la note nécrologique suivante :

« Valentin-le-Désossé, ce danseur fameux d’une autre époque, dont la gloire spéciale eut de l’écho jusqu’aux confins des mondes civilisés, vient de mourir à Sceaux.

« Il fut une physionomie curieuse moins pour son agilité remarquable qu’en raison de la double personnalité qu’il incarnait.

« Valentin-le-Désossé, s’appelait, en effet, Jules Renaudin, et il était le fils de fort honorables et sérieux commerçants qui exploitèrent longtemps à Paris un commerce de vins.

« Il fut une physionomie sympathique : acrobate émérite, ingénieux caricaturiste pour ainsi dire de la danse, créateur d’une chorégraphie spéciale, cet habitué nocturne des lieux de plaisir devenait au jour, un commerçant laborieux, consciencieux, prévoyant.

« Au dire de ceux qui l’ont connu, « il s’amusa » honnêtement, joyeusement ; il ne fut jamais un professionnel.

« Émule, autrefois, des la Goulue, des Vif-Argent, des Grille-d’Égout, des Nini-Patte-en-l’Air, M. Renaudin est mort en brave homme comme il avait vécu, connu sous le tendre nom de « Grand-Père » que gentiment lui donnaient les bambins de Sceaux. »

Vraiment, cette curieuse figure, ce grand cadavre ambulant que l’on affirmait originaire de la Savoie, au bal Mabille au lendemain de la guerre, méritait mieux que ces courtes notes, car il fut pendant plusieurs années l’un des meubles vivants les plus curieux des bals publics de Paris. Grand, maigre, osseux, rasé, blafard et blême, la tête en lame de rasoir et anguleuse comme un Rochefort maigre, si j’ose dire, il était en effet fort souple et était l’un des exécutants, sinon des inventeurs, les plus épatants de cette fameuse valse tourbillonnante, qui, faisait l’admiration des étrangers et des étudiants fraîchement débarqués de leur province.

Au bout de deux minutes, les jambes écartées, il arrivait que sa danseuse valsait entre ses jambes et comme de l’autre côté, à tel point que l’on se demandait comment ils pouvaient bien faire pour arriver à tourner et à se tenir en équilibre. Cependant, après un dernier tourbillon, il remettait sa danseuse en place de ses larges mains osseuses et s’arrêtait comme si de rien n’était aux applaudissements de la foule.

C’est surtout dans la fameuse nuit du Grand Prix de Paris, à Mabille, sur le rond de parquet légendaire, sous les palmiers de zinc, que Valentin-le-Désossé remportait son brillant succès avec ses partenaires favorites. Tandis qu’il valsait, les Anglais, dans les boxes du fond se collaient des cuites consciencieuses de champagne, soit pour noyer le chagrin de la défaite, soit pour célébrer leur victoire, et cette nuit-là, les voitures circulaient tard dans l’avenue Montaigne.

Rien n’était curieux, vivant, grouillant, amusant comme ce coin du parc, moitié naturel, moitié artificiel pendant une soirée du Grand Prix.

En temps ordinaire, c’était plus calme. D’ailleurs, tout Paris, et surtout la province et l’étranger allaient faire un tour à Mabille, et les jeunes mariés du dehors y venaient toujours passer une soirée pendant leur voyage de noces. J’en ai bien conduit ainsi, des plus comme il faut, des plus braves, comme l’on dit dans le midi, des jeunes ménages de mes amis ou de mes parents, et la stupéfaction de la jeune mariée était bien la chose la plus réjouissante du monde. D’ailleurs, relativement, il y avait à Mabille, infiniment plus de tenue qu’à la Closerie des Lilas, c’est-à-dire à Bullier ; c’était plus chic. Je n’oserais pas dire plus collet monté en parlant d’un bal public où les Étoiles avaient aussi pour habitude de se décolleter même par en bas !

— Aoh shoking, sir !

— Et ta sœur !

Un soir de Grand Prix, comme j’étais en train de faire cercle comme tout le monde autour de Valentin-le-Désossé et une Goulue quelconque en fumant un cigare, je vis tout à coup à côté de moi Arsène Houssaye qui flânait là avec un ami, car il avait un faible pour Mabille qui lui fournissait parfois des types curieux pour ses romans.

La valse finie, nous nous mîmes à causer et comme je lui demandais je ne sais plus quelle lettre d’introduction auprès de je ne sais quel directeur d’un grand journal, il me répondit vaguement et puis se ravisant :

— Pourquoi diable aussi cette manie d’écrire, de vouloir être homme de lettres, journaliste, quand il est si simple d’être épicier ?

C’était au lendemain de la guerre, j’étais encore jeune, très jeune même, mais enfin je fus piqué au jeu et le plus naturellement du monde :

— Mais, mon cher monsieur Houssaye, je pourrais vous poser la même question pourquoi n’êtes-vous pas resté meunier comme votre père ?

— Ça n’est plus la même chose.

— Évidemment, puisque mon père, à moi, est un écrivain connu.

Et nous nous séparâmes tout de même les meilleurs amis du monde, car à Paris tout un chacun a le caractère bien fait et est légèrement sceptique dans nos milieux littéraires.

À cette époque Arsène Houssaye, avec sa belle barbe blonde fortement grisonnante, était encore superbe.

Depuis il est mort chargé d’ans ; son fils est depuis longtemps de l’Académie et nous avons tous plus ou moins fait notre chemin dans la grande mêlée littéraire…

C’est toujours un plaisir et une tristesse douce et mélancolique d’énumérer ses souvenirs d’antan et vraiment dans ce diable de Paris il est toujours amusant de voir comment l’on commence un chapitre sur Valentin-le-Désossé et comment on le termine en parlant d’Arsène Houssaye, un des écrivains mondains les plus fins et qui a le mieux connu les femmes, de l’Empire et du commencement de la troisième République.

La génération présente ne le lit plus guère et elle a tort, car il nous a laissé des portraits, à fleur de peau si l’on veut, mais tous fidèles, très ressemblants et très suggestifs des femmes du monde de l’Empire, d’un monde très licencieux souvent et toujours avide de plaisir et de passions faciles.

Aujourd’hui, les bals publics ont disparu, Valentin-le-Désossé vient de s’éteindre dans la peau d’un vieux bourgeois, l’auto, le terrible auto a tout remplacé, tout fauché et parfois je me demande si l’on ne savait pas mieux s’amuser autrefois.

Mais je m’arrête ; on dirait que je vieillis et comme Arsène Houssaye, je veux rester toujours jeune… de cœur tout au moins !