LES DERNIERS RÉVERBÈRES


La plupart des journaux ont publié en octobre de 1902 une petite note dans le goût suivant :

« Sur le mur de la porte d’entrée de la cour d’Aligre, 10, rue Bailleul, on voit encore la boîte métallique avec tube qui servait autrefois pour la suspension des réverbères.

« Ce vieil appareil, témoin des derniers perfectionnements de l’éclairage public d’il y a cent ans, est en fort bon état.

« On en a signalé l’existence à la Commission du Vieux-Paris, qui a demandé que des démarches soient faites auprès de la Compagnie des Omnibus, propriétaire de l’immeuble, en vue d’obtenir la conservation ou la cession à la Ville de Paris de ce curieux appareil. »

Ainsi présentée, l’information est exacte mais insuffisante, et demande impérieusement à être complétée en deux mots pour l’édification des nombreux aborigènes qui habitent la Grand’Ville et qui ont comme moi la faiblesse de l’aimer follement.

Donc pour retrouver encore des petits frères au tube en question et des petites sœurs à la boîte métallique en question, il faut aller au fond de ce qui reste de l’ancienne Glacière qui était autrefois la vallée de la Bièvre dans Paris, devant et entre les stations de Sceaux-Ceinture et de la Maison-Blanche, et l’on pourra retrouver encore des appareils de ce procédé primitif d’éclairage et qui rappelle un peu trop M. de Sartine, dans la rue de la Fontaine-aux-Mulards, par exemple.

Ceci dit et sans vouloir m’y appesantir plus qu’il ne convient, simplement heureux d’avoir pu indiquer une piste nouvelle aux citadins chercheurs, fouineurs et archéologues amateurs, — et Dieu sait s’ils sont nombreux ! je veux rappeler ici un souvenir qui m’est personnel et qui est resté vivant dans ma mémoire.

C’était au lendemain de la première du Lion Amoureux à la Comédie-Française, pour laquelle nous avions heureusement une loge, ce qui fait que j’y étais avec mon père, ma mère et ma sœur, encore tout enfant.

À chaque entr’acte on m’offrait 100 ou 150 francs de ma contre-marque, et la soirée triomphale terminée, en rentrant à la maison, au 130 du boulevard Montparnasse, là-bas au bout du monde, à côté de ce bon Sainte-Beuve qui habitait rue du Montparnasse, mon père se mit à écrire une pièce de vers à François Ponsard, et quelques jours plus tard nous la lui portions précisément rue Bailleul, où nous le trouvâmes couché, presque mourant, le sang décomposé. Nous le revîmes plusieurs fois dans ce même appartement de la rue Bailleul, où il était chez des amis, si j’ai bonne mémoire, ou peut-être chez son beau-frère qui était un ancien colonel en retraite, et l’infortuné et brillant auteur de Lucrèce et de L’Honneur et l’Argent, ne devait pas tarder à mourir l’année même de l’Exposition universelle de 1867, à peine âgé de cinquante-trois ans, en pleine possession de son beau talent.

À ce moment mon père fut nommé juge de paix en Normandie. Nous quittâmes Paris, et je me souviens qu’avec la fougue et l’ardeur de mes seize ans, je me révoltais contre le destin qui fauchait ainsi les meilleurs en pleine production.

Plus tard, hélas ! le même sort était réservé à mon père qui mourait à cinquante-neuf ans, en laissant inachevés ses grands travaux historiques. Il y a sept ans j’ai rencontré le fils unique de Ponsard à Ax-les-Thermes, dans les Pyrénées, et c’est avec une poignante émotion que nous avons revécu ces heures lointaines dont sa jeunesse lui avait en partie, épargné le souvenir…

Et voilà pourquoi j’aime Paris ; chaque rue, chaque maison presque, évoquent en moi les souvenirs tristes ou doux de mon enfance, et il suffit d’un rien, d’une note de journal, d’un geste, pour qu’ils accourent en foule, se présentent à ma mémoire et battent le rappel sur mon cœur tout meurtri des luttes et des deuils de la vie !

Et maintenant surtout n’allez pas craindre que je prenne des vessies pour des lanternes !