MIDINETTES

la terrasse des feuillants et le déjeuner des demoiselles de magasins


Tout le monde connaît cette superbe terrasse des Feuillants dans sa partie avancée qui forme en face de l’angle du Ministère de la Marine et de la rue Saint-Florentin, comme un des deux promontoires qui viennent dominer la place de la Concorde.

Du côté du Jardin des Tuileries, quelques colonnes que l’on a plantées là, rappellent le souvenir du palais détruit au bout de la rue de Rivoli, jusque sur la place, sous la terrasse une porte basse vous indique la gare du métropolitain et vous rappelle ainsi que les grandes luttes de la révolution sont déjà loin.

Comme c’est curieux ! moi qui, avec mon père, ai passé toute ma jeunesse dans leur intimité, historique sans doute, mais familière aussi.

Puis il y a encore un bâtiment qui fait pendant à l’Orangerie du bord de l’eau et où il y a quelque fois, si j’ai bonne mémoire, des expositions entomologiques ; puis, il y a même une petite pépinière autour, et des bancs cachés dans les hémicycles de verdure et des statues de marbre blanc, pensives et détériorées…

Tout cela est abrité par les arbres silencieux, témoins d’une partie de notre histoire et tout cela est habité par les moineaux, les gamins de Paris emplumés.

C’est toujours une retraite délicieuse pour les flâneurs, les promeneurs, les liseurs, les observateurs et les… suiveurs.

En ce temps ordinaire les bancs et les chaises sont occupés par des mères de famille et des nourrices autour desquelles circulent des soldats à l’air bête et goulu pour lesquels les beautés esthétiques des statues voisines n’ont aucun charme.

Mais, c’est pendant les grandes chaleurs de l’été, en ce moment, de midi à une heure, qu’il faut aller voir ce coin parisien, ces terrasses sans doute un peu poussiéreuses, mais ombragées et charmantes quand même.

Le coup de midi n’a pas été plutôt annoncé officiellement aux deux bouts de l’horizon par le canon du Palais-Royal et par celui de la Tour-Eiffel que la terrasse des Feuillants tout entière est envahie par une nuée de jeunes filles, riant, courant, et se dépêchant à qui arrivera la première.

Les moins fortunées prennent les bancs, les autres une chaise que l’on met au bon endroit, l’abri du soleil, et les plus cossues se cotisent pour prendre une chaise de plus qui servira de table à la joyeuse société, car tout ce jeune monde est venu pour déjeuner.

On sort le petit paquet que la maman a fait le matin et qui se compose d’un morceau de viande, d’une miche de pain, d’une petite bouteille et parfois d’un fruit ou d’un bout de fromage. Bast, ça suffit quand on est jeune et leurs petits frères les moineaux francs, auront encore leur part du festin !

Par une manie déplorable nous trouvons souvent dans la conversation le terme injurieux ou simplement méprisant, pour tout une classe de la Société, sans savoir pourquoi. C’est ainsi que nos pères appelaient ces fillettes des grisettes et nous des trottins ; moi je les appelle simplement des demoiselles de magasins, et quand je les vois croquer à belles dents le pain toujours un peu dur du travail, sous les verts ombrages de la terrasse des Feuillants, je les salue avec respect, ces sœurs des moineaux-francs au rire perlé, comme on salue au passage, avec une pointe d’attendrissement, sa jeunesse défunte et l’espoir de son pays ; la maternité encore en bouton !

Tout ce petit monde sort de chez Rœdfern, de tous les grands magasins à la mode du quartier, et tenez pour certain que ce sont les sages, les vertueuses qui sont là, qui viennent déjeuner frugalement à l’ombre des grands arbres. Celles qui vont déjeuner dans les petites crêmeries, les marchands de vins du quartier pour une pièce de trente sous, — la moitié de leur journée — ont un amant pour pouvoir subvenir à d’aussi folles dépenses. En général elles sont seules alors, plus chez les parents, et l’amoureux paye aussi la chambre. Ça coûte moins cher et c’est plus fidèle qu’une cocotte !

Mais je reviens à la Terrasse, allez-y en ce moment, de midi à une heure, tous les jours et vous en remporterez une vision de jeunesse, de gaîté et de bonne humeur, qui sera comme un rayon de soleil dans votre existence agitée de Parisien.

Elles sont jolies à croquer toutes ces petites Parisiennes, toutes ces midinettes, que le dur labeur des ateliers n’a pas encore eu le temps de flétrir et de déformer : elles ont vingt ans ! Seuls les philosophes les admirent et les moineaux les aiment, car les troupiers qui passent aiment mieux les nourrices plantureuses…

Comme mon vieux Paris est toujours amusant, même en temps d’exposition et sous la canicule !