II

la salle des pas-perdus. — aux grands jours de manifestations. — l’exercice des petits métiers malpropres. — la première garde du monde comme mouvement de voyageurs. — l’antichambre du nouveau-monde.


Donc en entrant dans la cour et en montant l’escalier de la vieille gare de l’Ouest, une fois dans la première salle à colonnes que j’ai décrite, on trouvait à gauche en entrant, c’est-à-dire du côté opposé à la rue d’Amsterdam et en face, un autre escalier qui vous conduisait à la salle des Pas-Perdus, laquelle n’était encore qu’un embryon, si j’ose m’exprimer ainsi, et était seulement centrale, le bout sur la rue de Rome étant en construction ou inachevé et celui sur la rue d’Amsterdam ne devant être construit qu’avec la gare, neuve et transformée, c’est-à-dire en 1887-1888 pour l’Exposition de 1889.

Cette salle des Pas-Perdus était donc moitié plus courte qu’aujourd’hui, mais déjà très animée, très vivante, très débordante, si j’ose m’exprimer ainsi ; par devant il y avait une espèce de cour intérieure, fermée au public, qui n’était pas très propre et qui servait de débarras à la Compagnie et la fameuse cour Bony, rue en cul-de-sac, perpendiculaire à la gare, commençant rue Saint-Lazare, par conséquent très courte et renfermant quelques hôtels, très convenables d’ailleurs et même mieux fréquentés que ceux du passage Tivoli, de l’autre côté de la rue d’Amsterdam.

Du reste, et c’est facile à comprendre pour quiconque a un peu voyagé dans sa vie, la salle des Pas-Perdus n’a pas plus tôt été achevée qu’elle est devenue, grâce à sa conception très simple et très commode, avec ses multiples ouvertures, ses cafés et son entrée de plain-pied sur les voies, la salle la plus vivante et la plus grouillante de celles de toutes les gares du monde entier.

Là encore, si je voulais invoquer mes souvenirs personnels, il me faudrait un volume ; mais je veux simplement ne rapporter que quelques faits plus typiques et que j’ai vus de mes propres yeux, ce qui est encore le meilleur moyen de leur donner au moins l’attrait de la chose vécue.

De temps en temps au passage d’un souverain, il y a parfois de grands mouvements de foules dans la salle des Pas-Perdus, de même qu’il y a parfois un certain remous, lorsque le matin, les employés et les midinettes se rendant par milliers à leur travail, le président de la République les traverse et les coudoie un instant démocratiquement pour aller chasser à Rambouillet.

Or donc, le jour où M. Loubet venait d’être élu président de la République, au Congrès de Versailles, le 18 février 1899, les nationalistes avaient massé une foule archi-compacte, payée, disciplinée et résolue aux pires extrémités, dans la salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare.

Le mot était : « Suivant les circonstances, assommez le président Loubet si faire se peut ; en tout cas, si la police vous empêche de l’atteindre, conspuez-le fortement. » J’étais là, avec mon coupe-file à la main, mais n’ayant pas voulu me mêler à cette tourbe calme en apparence, froide et sinistre, lorsqu’un de mes amis, un vieux socialiste de Seine-et-Oise, tenant un des grands cafés de Saint-Cloud, en face le Cadran-Bleu, — je précise, — et mort depuis, vint à passer.

— Eh bien ?

— Ça sent mauvais.

— Je suis au milieu de cette foule pour voir.

— Prenez garde d’être reconnu ; c’est dangereux.

— Bast.

— Venez me retrouver chez Mollard quand le président sera rentré.

— Entendu.

Et une heure plus tard, en prenant un bock, voilà ce que me racontait mon ami :

— Petit à petit, je me suis insinué dans cette foule compacte, et des messieurs très chics se mirent à circuler dans les groupes en nous disant :

— Vous connaissez le mot d’ordre du patron : « Tapez, et s’il n’y a pas moyen, gueulez ferme, au moins, au passage de Loubet, » et en même temps ils nous remettaient à tous un paquet de tabac de cinquante centimes.

— Et tenez, me dit mon ami en le retirant de sa poche, le voilà. En le regardant je vis une fente, faite avec un canif tranchant sur l’une des faces ; j’appuyais et en fis sortir une pièce de deux francs.

Mon ami bondit de joie.

— Cinquante sous donnés par les nationalistes, quelle aubaine ; jamais argent ne m’a fait tant plaisir ! Il solda les deux consommations, et voilà comment Déroulède m’a payé un verre sans le savoir !

Ainsi donc il y avait là des milliers de gens payés 2 fr. 50 chacun pour enlever le président Loubet. Ça représentait une belle somme et ça prouvait que les nationalistes puisaient à pleines mains dans la caisse de la congrégation !

J’ai tenu à conter ici cette histoire authentique, car c’est bien ainsi par ces petits côtés que l’on éclaire et que l’on écrit la véritable histoire.

Un autre jour, il y a longtemps, une troupe famélique d’émigrants étaient là, de braves Italiens partant en Amérique, et par hasard deux jeunes filles, deux enfants de quinze ans, parmi eux et parlant un peu le français m’abordèrent en pleurant pour me dire que le bureau de tabac qui est au milieu de la salle ne voulait pas leur changer une pièce de vingt francs pour acheter deux cigares d’un sou pour leur père, sous prétexte qu’elles étaient des sales étrangères ! Je priai les deux enfants de me suivre et je donnai la pièce de vingt francs au buraliste, qui, avec sa fille et sa fille, m’agonirent de sottises.

— C’est bien simple, dis-je, je vais vous dénoncer au ministre des Finances, car vous êtes fonctionnaire et n’avez pas le droit de refuser votre marchandise.

La foule s’était amassée, et quand elle sut la conduite ignoble de ce buraliste, elle voulait jeter sa boutique en l’air et je dus employer toute mon éloquence, cette fois, à sauver le misérable.

Mais comme il y a tout de même des brutes qui ont une drôle de mentalité et qui comprennent vraiment cruellement les grands principes de solidarité humaine ! Et pourtant, si on leur en faisait autant à l’étranger, à ces sauvages !

Il y a bien des petits métiers peu recommandables dans cette vaste salle des Pas-Perdus : des voleurs qui attendent les provinciaux naïfs pour leur faire le coup de la sacoche, de pauvres filles qui attendent le client bénévole, des jeunes gens aux allures louches, aux professions interlopes ; mais tout cela n’est que l’écume inévitable des grandes villes et, de temps en temps, un bon coup de balai nettoie le grand hall pour quelques jours. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que cette gare Saint-Lazare est de beaucoup la première du monde comme mouvement de voyageurs, bien avant Berlin, Londres et New-York.

Il y a quelques années, elle transportait plus de 60.000 personnes par jour et plus de 300.000 aux jours de fêtes, comme le 14 juillet, le jour du Grand prix, etc.

Aujourd’hui, elle doit en transporter plus de 100.000 par jour, avec tout près d’un millier de trains, et bien près de 500.000 les jours de fêtes. Il faut avouer que ce sont là vraiment de beaux chiffres et qu’aucune capitale jusqu’à ce jour n’a encore pu atteindre.

Et puis cette gare Saint-Lazare, je l’aime non seulement parce que je l’ai connue tout enfant, dans toutes ses transformations, mais encore parce qu’en ma qualité de vieux colonial j’y vois comme l’antichambre du Nouveau-Monde.

C’est une porte ouverte sur la mer, sur l’infini des horizons mouvants, sur les pays neufs ; et si j’avais le pouvoir, amis lecteurs, de narrer les mémoires des émigrants de toutes nationalités qui ont passé par la gare Saint-Lazare, ce n’est pas un volume, mais cent volumes qu’il me faudrait écrire, et ce serait l’histoire même, émouvante et vécue, de l’évolution de l’humanité toute entière depuis plus d’un demi-siècle.

C’est ainsi que tout s’enchaîne sur la terre et qu’en parlant de la gare Saint-Lazare me voilà ramené invinciblement au plus hautes préoccupations économiques et historiques de ce siècle naissant.

Ce sera pour une prochaine fois, et aujourd’hui je me contente de ce souvenir ému, de ce salut attendri à ma vieille gare Saint-Lazare, qui fait comme partie du mobilier familier de mon enfance et de ma jeunesse ! et c’est assez pour le cœur d’un vieux Parisien.