M. DOVE LE DOYEN DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS

il y a cinquante ans. — souvenirs personnels


Dernièrement, le Petit Journal publiait le portrait et une courte biographie de M. Dove, le doyen des chemins de fer français, dont je veux commencer par mettre l’extrait suivant sous les yeux de mes lecteurs :

« M. Dove, qui est d’origine britannique, est âgé actuellement de quatre-vingt-trois ans. Il est entré dans les chemins de fer français en 1843 et faisait alors partie de cet important groupement d’ingénieurs et d’ouvriers anglais qui furent appelés dans notre pays au moment de la construction des premières lignes.

« À cette époque, il n’existait pas, comme aujourd’hui, de grands réseaux de voies ferrées mettant en communication les plus petites villes du territoire ; il y avait simplement des entreprises particulières telles que celles exploitant les lignes Paris-Saint-Germain, Paris-Versailles, Paris-Chartres, Paris-Rouen, Rouen-le-Havre, etc.

« La fortune de ces petites compagnies était loin d’être égale et plusieurs d’entre elles durent céder leur exploitation ; c’est ainsi que la Compagnie de l’Ouest, qui exploitait seulernent la ligne Paris à Chartres, se fondit avec la Compagnie de Paris au Havre, tout en conservant son titre.

« C’étaient alors des capitalistes anglais qui se trouvaient à la tête de cette Compagnie qui faisait construire ses locomotives et son matériel de traction par des concessionnaires anglais, MM. Buddicom and C°, dont les ateliers étaient situés d’abord place des Chartreux, à Rouen, puis à Sotteville, où ils sont encore actuellement.

« Cela suffit pour expliquer comment de nombreux Anglais vinrent se fixer, à cette époque, dans notre région.

« Ainsi que nous le disons plus haut, c’est en 1843 que M. Dove vint se fixer à Rouen : on procédait alors aux travaux d’établissement de la ligne du Havre.

« Le jour de l’inauguration officielle de cette nouvelle voie, ce fut lui qui conduisit le train dans lequel les membres du conseil d’administration de la Compagnie firent le parcours.

« Quand la Compagnie de l’Ouest, dont le trafic, devenait de plus en plus considérable, transféra à Sotteville-lès-Rouen ses ateliers de la place des Chartreux, M. Dove y fut nommé chef de dépôt et il occupa ces fonctions jusqu’au moment de la retraite.

« Le vieil employé regagna alors son pays natal ; mais il n’a cependant pas oublié la France, car chaque année, et malgré son grand âge, il vient passer plusieurs mois à Rouen et à Sotteville, au milieu de tous les amis qu’il a conservés à la Compagnie de l’Ouest.

« Un de ceux-ci m’a raconté une anecdote assez curieuse que je m’en voudrais de passer sous silence :

« En 1900, un grand financier anglais, M. Edouard Blount, qui avait été administrateur de la Compagnie du Havre à Rouen, et qui par suite était devenu président du conseil d’administration de la Compagnie de l’Ouest, fit paraître ses mémoires, dans lesquels il avait noté toutes ses impressions depuis qu’il avait pris en main la construction des chemins de fer de l’Ouest.

« À un certain endroit, il disait : "Je suis sûrement le plus vieux de ceux qui s’occupent en France de la question des chemins de fer ; si je ne m’abuse, je suis même le plus âgé de ceux qu’elle a jamais fait vivre ! »

« M. Dove lut le livre et ce passage le frappa.

« Au cours d’un de ses voyages en France, il alla trouver son ancien administrateur.

« — Vous avez commis une erreur, lui dit-il, — the oldest man — le plus vieil homme — des chemins de fer, c’est moi !…

« — Pourtant, — protesta M. Blount, — nous sommes arrivés ensemble à Rouen en 1843 !…

« — C’est vrai, mais, depuis 1837, j’étais déjà employé au bureau de Stephenson.

« L’ancien administrateur de la Compagnie du Havre à Rouen s’inclina de la meilleure grâce, et, dans la seconde édition de son livre, il rectifia et consacra même plusieurs pages à son ancien collaborateur, auquel il décerna sans vouloir le lui discuter le titre de doyen des chemins de fer dont il était bien the oldest man. »

Ces simples lignes ameutent tout à coup dans mon esprit tous les échos de mon enfance et de ma jeunesse, et comme ils touchent à l’histoire, même chemins de fer, je crois qu’il est intéressant de les rappeler ici.

On ne se souvient plus assez que les chemins de fer commencèrent par constituer chez nous une industrie essentiellement anglaise, ce qui est, en définitive, fort honorable pour les deux pays : pour l’Angleterre, qui commença par installer chez nous les voies ferrées, et pour la France, qui ne tarda pas à posséder des ingénieurs aussi forts que ceux de nos voisins.

À ce point de vue spécial, et bien oublié aujourd’hui, de l’histoire de nos chemins de fer, je veux rappeler à M.  Dove un petit accident qui nous reportera tous les deux bien en arrière, de plus d’un demi-siècle.

Ce devait être aux environs de 1857 à 1858. Mes parents habitaient une petite maison de campagne pendant l’été à Verneuil-sur-Seine, et un beau jour on apprenait qu’un train venait de dérailler — sans accident de personne du reste — entre les gares de Triel et des Mureaux, au milieu du bois de Verneuil et non loin du pont de la demi-lieue.

Aussitôt après déjeuner, mon père, ma mère et moi, qui devais avoir dans les six à sept ans, nous nous rendîmes sur les lieux de l’accident et je me souviens parfaitement la haute stature de M.  Dove, qui était alors naturellement encore fort jeune, et de cet autre détail bien typique que tous les ouvriers, les simples terrassiers étaient Anglais et ne parlaient qu’en anglais. Du reste les Anglais eux-mêmes n’étaient qu’au début de cette science des chemins de fer, car je me souviens parfaitement que nous allâmes pendant trois après-midi assister aux travaux de remise sur pied des wagons et de réfection de la voie légèrement détériorée, en tranchée, alors qu’aujourd’hui on fait de semblables travaux à la suite d’un modeste déraillement en moins d’une demi-journée.

Comme dès mon plus jeune âge je m’intéressais déjà vivement à tout ce qui touchait au monde économique, je demandai à mon père pourquoi il n’y avait que des Anglais et pourquoi il n’y avait pas déjà des Français.

Ça m’humiliait un peu pour mon pays, et mon père me répondit qu’il s’agissait d’une entreprise relativement récente et qu’il fallait laisser le temps aux Français d’apprendre une industrie nouvelle, et de fait, ils n’ont pas été longs à la connaître et à la perfectionner rapidement, car, à peine quelques années plus tard, s’il y avait encore quelques Anglais, d’ailleurs fort distingués, à la direction des Chemins de fer de l’Ouest, il n’y en avait plus du tout dans le personnel qui était essentiellement français. C’est ce qui devait se passer cinquante ans plus tard pour les téléphones.

Mais ceci dit pour bien rappeler un des points les plus intéressants de l’histoire économique de notre pays au siècle dernier, je veux encore rappeler d’autres souvenirs personnels, pendant que j’y suis, sur cette Compagnie de l’Ouest que j’ai vue grandir en même temps que moi, si j’ose dire, puisque l’été nous habitions à Verneuil-sur-Seine, et que mes grands-parents maternels étant à Saint-Germain, nous étions constamment en route sur cette jeune compagnie.

Du reste la seule vieille petite gare de Saint-Germain, l’ancienne gare Saint-Lazare, démolie elle-même il y a si peu de temps, évoque a chaque pas, à chaque pierre, tant de souvenirs que je vous demanderai la permission de leur consacrer toute une chronique.

Beaucoup plus tard, à la fin de 1881, si j’ai bonne mémoire, je devenais le collaborateur de Jules Paton, pour la partie économique et financière des Débats et du XIXe Siècle, du temps de la belle période d’About et de Sarcey ; et précisément Paton, dont l’esprit était légendaire à la Bourse, avait été, si mes souvenirs me servent bien, secrétaire de la direction des Chemins de fer de l’Ouest, tout au début de la constitution même de la société.

Et naturellement c’était toujours avec un égal plaisir qu’entre deux bulletins de bourse nous évoquions tous deux, lui les souvenirs de sa jeunesse, et moi ceux de mon enfance.

Enfin, tout le monde à la Société Générale, comme à la Compagnie de l’Ouest, a gardé le souvenir vivant de cet homme de bien qu’était M.  Blount, qui avait vraiment su réaliser en toute sincérité ce prodige d’avoir et d’aimer deux patries : l’Angleterre et la France ! Il fut bien, celui-là, pendant sa longue et féconde carrière, un internationaliste dans le sens le plus large et le plus touchant du mot. Le hardi et heureux précurseur de l’entente cordiale !

Aussi c’est avec un véritable plaisir que je me souviens de la trop courte biographie que j’ai eu l’honneur de lui consacrer autrefois dans mon volume des Silhouettes contemporaines sur les hommes de mon temps.

Et maintenant je n’ai plus qu’à envoyer mon cordial souvenir et à saluer avec respect M.  Dove, le vieux doyen de nos chemins de fer, le vrai The oldest man !