LA GARE SAINT-LAZARE
I

autrefois. — avant la guerre. — anecdotes et souvenirs personnels



Puisque j’ai promis de battre le rappel des souvenirs d’antan, à propos de la vieille gare Saint-Lazare d’autrefois, de celle que l’on appelait primitivement la gare de Saint-Germain, c’est le moment de m’exécuter et de fouiller un peu au hasard de ma mémoire, puisque je n’ai naturellement ni notes ni dossiers, suivant la méthode habituelle des annalistes et même… des compilateurs !

Quand la gare primitive de la ligne de Saint-Germain fut construite à l’angle des rues Saint-Lazare et d’Amsterdam, avec sa cour d’entrée en triangle largement tronqué aux deux extrémités, sur la rue Saint-Lazare, en face la rue du Havre, et sur sa propre façade qui en formait le fond monumental, avec sa double galerie, du côté de la rue d’Amsterdam et du côté de la cour Bony, elle passait, à juste titre, pour un chef-d’œuvre de grâce et d’élégance ; et de fait tout de suite, du coup, toutes proportions gardées, elle devint vivante, mouvante et animée qu’aujourd’hui, c’est-à-dire la première gare du monde.

Lorsque l’on avait monté les larges marches de l’entrée, on se trouvait dans une salle qui paraissait grande pour époque, et le double escalier qui menait aux salles d’attente était fort gracieux, quoique aujourd’hui il ferait l’effet d’un escalier joujou.

Sur le côté droit, on se trouvait de plain-pied avec la rue d’Amsterdam et l’on allait faire enregistrer ses bagages dans une longue salle moitié voûtée, le long de la rue d’Amsterdam, dont une partie a été conservée et transformée aujourd’hui en café.

Par une belle matinée de printemps, alors que nous habitions le boulevard Montparnasse, au 130, près la rue Campagne-Première, nous avions, mon père, ma mère, ma jeune sœur et moi pris un fiacre ou deux pour venir à la gare, afin d’aller passer l’été, comme chaque année, dans notre petite maison de Verneuil-sur-Seine, en face Triel.

Cela devait se passer aux environs de 1862. J’avais donc dans les onze ans et ma sœur, tenue par la bonne, dans les quatre ans et comme mon père avait pris ses billets et faisait enregistrer une foule de malles et de menus bagages, comme il arrive pour d’honnêtes gens qui vont passer six mois aux champs, l’enregistrement était long. L’employé qui pesait se perdait dans les poids et celui qui inscrivait, dans les écritures, pourtant bien simples. Un monsieur grincheux était derrière mon père et impatienté, il murmurait entre ses dents :

— Décidément, Paul de Kock est un grand homme ! La famille Gogo n’est pas morte !

Et mon père se retournant, d’un air aimable :

— Vous avez raison, monsieur, car je suis son dernier représentant !

Du coup, les voyageurs qui attendaient leur tour partirent d’un tel éclat de rire que les employés en firent autant et que le monsieur, de plus en plus furieux, dut attendre un peu plus longtemps.

C’est toujours dans cette grande salle d’entrée que se trouvaient, si j’ai bonne mémoire, dans leur installation primitive et dans des angles, une marchande de fleurs, une marchande de journaux et plus tard une marchande de tabac.

Meissonier, le peintre célèbre, encore relativement jeune, habitait à Poissy une espèce de vieille abbaye qu’il avait fait transformer et qui lui avait coûté les yeux de la tête et où il se plaisait beaucoup.

Aussi lui, sa femme, sa fille et son fils étaient-ils continuellement sur la ligne.

Tous les habitués de la gare connaissaient la large barbe de fleuve du père et les manières plus ou moins excentriques du fils.

L’éventaire des journaux était tenu par une pauvre vieille femme, et un soir que le fils Meissonier revenait de prendre une leçon d’équitation, botté et une cravache à la main, sur le coup de cinq heures du soir, il fit, en manière de plaisanterie, sauter tous les journaux de la pauvre vieille à coups de cravache, en criant :

— Eh, la vieille, combien vos feuilles de choux ?

Les journaux s’éparpillèrent à travers la salle ; la pauvre bonne femme pleurait et le jeune Meissonier se tordait de rire. Mais le public lui fit un mauvais parti, et séance tenante on le força à donner un louis d’indemnité à la marchande, qui fut vite consolée !

On parla longtemps de l’aventure sur la ligne, entre Paris et Mantes, où tout le monde en connaissait les héros, au moins de vue.

Du reste la ligne était fréquentée à cette époque par des gens chics : le comte de Talleyrand à Verneuil, le comte Daru à Bécheville, dans le bois de Verneuil ; le marquis de Marochetti, le grand sculpteur, à Vaux ; Baroche, premier ministre à Juziers, près Meulan ; de hauts magistrats comme les Hély d’Oissel, etc., à Poissy, à Hardricourt, recevaient beaucoup, et c’était un va-et-vient d’invités avec leurs domestiques, tous les jours à la gare Saint-Lazare.

Auprès de Poissy, Rachel et toutes ses sœurs et toute sa famille vivaient chez le jeune marquis de La L… Et plus tard enfin, Sary, le fameux directeur des Folies-Bergère, menait joyeuse vie à Vaux, emmenant des troupes entières d’artistes du sexe faible tous les samedis à la gare de Triel… Et voilà comment tous les mondes, le grand et le demi, passaient et repassaient à la gare Saint-Lazare. Mais c’est l’histoire de la ligne de l’Ouest de Paris à Mantes qu’il me faudrait écrire alors. Je le ferai peut-être un jour, montrant ainsi tous les dessous anecdotiques et secrets de la politique sous le second Empire. Mais, aujourd’hui, je veux m’en tenir à la seule vieille gare Saint-Lazare, dont le père Thiers et Guizot, dès la première heure, étaient aussi des familiers.

En bas, dans la cour, au coin des rues Saint-Lazare et d’Amsterdam, se trouvait un café Durand, très achalandé, où tous les habitués allaient prendre leur apéritif, — ce qui était moins à la mode qu’aujourd’hui et n’en valait pas plus mal, — Nadar y venait au lendemain de la guerre prendre son absinthe tous les jours régulièrement. Et comme aujourd’hui ce superbe macrobite est toujours jeune et solide là-bas, sur la Canebière, il semble que les apéritifs ne lui ont jamais fait de mal ; toute la question est de savoir en user avec modération, et c’était le cas de ce brave Nadar, qui a su jeter un si vif éclat sur la photographie et l’aérostation… sans oublier le domaine des lettres !

Lorsqu’à une reprise de la Vie parisienne, aux Variétés, il y a quelques années, je revis la salle de la vieille gare Saint-Lazare d’antan, si vivante et si vraie dans tous ses détails et dans son exacte reconstitution, je ne m’en cache pas, j’en fus ému jusqu’aux larmes. C’était comme toute ma jeunesse que je revoyais défiler sous mes yeux dans une subite et suprême évocation !

Oui, nous autres, vieux Parisiens, qui avons le malheur involontaire de vieillir, nous aimons tant notre ville, que nous conservons surtout pieusement au fond de notre cœur, tous ses enfants disparus !

Est-ce du fétichisme puéril ou du ramollissement ? Ni l’un ni l’autre. C’est simplement l’idée instinctive du noyé qui se raccroche à toutes les branches de la rive !

Or, la vie, c’est le fleuve qui nous emporte tous vite, et nos souvenirs sont comme les branches auxquelles nous voulons nous raccrocher désespérément.

— Diable, allez-vous dire, c’est très mélancolique, ce que vous dites-là.

— Pas du tout, c’est la constatation même de la vie et c’est même ce qui la distingue de la Compagnie de l’Ouest.

— Comment cela ?

— Dame ! en venant au monde, on ne trouve pas dans son berceau, que je sache, un billet d’aller et retour… comme à la gare Saint-Lazare !

— C’est pourquoi vous l’aimiez tant ?

— Vous l’avez dit.