Le syndicat des pickpockets

Une curieuse combinaison. — Le syndicat des pickpockets payant une redevance aux grands couturiers pour dames. — Pourquoi les poches des robes sont toutes mises par derrière

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Autrefois, du temps de nos mères, les poches étaient placées de côté, dans la robe, à portée de la main et il arrivait même que les personnes prudentes avaient une poche dans leur jupon et qu’elles y mettaient simplement la main, à travers la fente de la robe.

C’était simple, commode, pratique et logique, on n’y voyait absolument rien ; il était donc tout naturel que les femmes qui sont toutes des êtres plus ou moins neurasthéniques et par conséquent à la merci du premier intrigant venu qui veut bien prendre la peine de les suggestionner, changeassent tout cela, suivant le caprice, l’impression ou plutôt la suggestion du moment et c’est, en effet, ce qui s’est produit il y a déjà plusieurs années, pour le plus grand dommage de leurs porte-monnaie.

Seulement comme la chose est curieuse, singulière, peu connue et qu’elle menace d’engloutir la fortune d’un nombre incalculable d’infortunés pères ou maris, fort marris, la genèse mérite, je crois, d’en être exposée ici fidèlement.

On sait que de tous temps, les Anglais ont été les rois des pickpockets et l’on sait également qu’à Londres ces aimables industriels possèdent depuis longtemps un syndicat des plus florissants et des plus respectés, à telle enseigne que souvent, dans de grands procès de cambrioleurs, les membres de son bureau viennent déposer en justice, avec un sauf-conduit, sur la foi des traités, pour donner leur opinion compétente, faire une expertise, et éclairer la justice : ô mœurs idylliques de la douce et suave Angleterre ! Victoria, un verre de gin à l’as !

Mais je poursuis : depuis longtemps, malgré leur incomparable adresse, soit à plonger la main subrepticement dans la poche, soit à couper la dite suivant les cas, il faut avouer que les infortunés pickpockets avaient un mal de chien à gagner honorablement leur pauvre vie et qu’ils se faisaient pincer plus souvent qu’à leur tour par des policemen facétieux et des détectives dont le flair aurait enfoncé celui de Mercier.

C’est ainsi que l’on ne comptait plus les malheureuses victimes professionnelles sur le champ de courses d’Epsom, par exemple.

Le syndicat commençait à être vraiment très inquiet et bien prêt à s’avouer vaincu par la police, lorsque tout à coup l’un des membres les plus modestes du bureau, l’archiviste, sauva la profession par un véritable trait de génie et leur tint à peu près ce discours dans une grande réunion secrète, privée et nocturne, dont il avait demandé la convocation d’urgence :

— Vous avez tous confiance en moi ?

— Oui, oui, parle.

— Eh bien, mes amis, comme un général français qui s’appelait, je crois, Trochu, j’ai mon plan et bientôt l’honorable corporation des pickpockets de Londres, qui est la première du monde, retrouvera son antique splendeur d’antan — voyez galette !

— Bravo !

— Oui, mais à une condition, c’est qu’il y aura de la discipline et que vous m’obéirez aveuglément ; il y aura de la dépense, mais on rentrera bientôt dans son argent, mille, cent mille fois, il y a encore près de deux millions de schillings dans notre caisse, c’est plus qu’il n’en faut.

Pour aujourd’hui, voici mes instructions : il y a de beaux garçons parmi nous.

— Pour sûr.

— Eh bien, il faut qu’ils deviennent les amis des femmes de chambre de ces dames de la cour et de la haute.

— Ça n’est pas difficile.

— Combien de temps ?

— Huit jours.

— Eh bien, rendez-vous ici dans dix jours !

— Hip, hip, hurrah !

Dix jours plus tard, ces aimables gentlemen étaient tous réunis à la même heure, et une superbe escouade de beaux hommes, bien râblés, s’avancèrent modestement devant l’estrade et dirent, les veux baissés :

— Ça y est !

— Je n’attendais pas moins de vous, dit simplement l’archiviste. Maintenant il s’agit de ne pas lésiner, il faut faire danser notre caisse dans les grands prix. Vous allez payer grassement ces aimables miss, de manière :

1o À ce qu’elles arrivent à suggestionner supérieurement leurs maîtresses pour leur faire créer la mode de porter la poche par derrière ;

2o À ce qu’elles puissent également graisser la patte sérieusement aux grands couturiers qui habillent leurs maîtresses, pour lancer la dite mode.

— Vous voyez que nous n’avons pas trop de nos deux millions de schillings, mais après, le monde nous appartiendra.

Ce fut du délire et l’on porta le brave archiviste de l’honorable syndicat des pickpockets de la cité de Londres en triomphe, autour de la salle, en l’arrosant sérieusement de champagne.

Je passe sur les détails, sur les résistances partielles, sur les difficultés imprévues, sur les négociations à mener.

Il n’y eut pas assez d’argent, et le syndicat dut contracter un emprunt secret dans une des premières maisons de banque de la métropole. Mais enfin il sut triompher de toutes les difficultés, il arriva à les surmonter toutes. Et finalement la mode de la poche par derrière les robes de femmes devint tout à fait universelle, mais ce ne fut pas, hélas, sans de gros sacrifices.

Parmi les femmes de chambre, il y eut des indiscrétions et, sans penser à mal, quelques-unes laissèrent échapper le nom de leur amoureux.

Les couturiers ouvrirent l’œil, firent une enquête, et, en gens pratiques, refusèrent de marcher, si le syndicat des pickpockets ne leur faisait pas une forte redevance sur leurs prises.

— Comment, disaient-ils, vous allez, grâce à la mode des poches de dames placées par derrière, gagner facilement des millions et des millions, peut-être des centaines par an et vous ne nous donneriez rien ; avouez que ce ne serait pas moral. Vous devriez partager avec nous, si vous étiez loyaux. Fixez un prix raisonnable, sérieux, honorable, ou nous mangeons le morceau.

Le syndicat des pickpockets dut capituler.

Je pense qu’il est inutile d’ajouter qu’il ne tarda pas à s’entendre avec les confrères des autres syndicats en Europe et particulièrement en France.

Et voilà comment, à travers le monde, les pickpockets qui ont lancé cette idée géniale, furent cependant obligés de payer une forte redevance aux grands couturiers…

Mais tout cela me laisse indifférent. Ce qui m’émeut, c’est de voir ainsi nos femmes suggestionnées par leurs tailleurs ou couturières, car ces dernières en font autant pour suivre la mode.

Ce qui m’attriste surtout, c’est de voir comment nos femmes s’entêtent ainsi à nous ruiner bêtement, sans motif, par entêtement.

Je connais des femmes du monde qui se font ainsi voler leur porte-monnaie régulièrement une fois par semaine, d’autres qui se contraignent à le porter à la main et qui l’oublient ou le perdent partout et qui vous répondent avec mépris et colère quand vous avancez timidement qu’elles pourraient mettre leur poche de côté, comme nos mères :

— Pour qui me prenez-vous, Monsieur, et à quel monde appartenez-vous, bon Dieu ? C’est la mode, et je ne veux pas être ridicule !

À cela, rien à dire et voilà comment, tout en nous ruinant, nos femmes sont les actives auxiliaires des pickpockets.

Avouez que la femme est tout de même, — sauf le respect que je lui dois — un drôle de petit animal !