Deux grands syndicats

Celui des cambrioleurs et celui des policiers. — Solidarité inévitable. — Les loups ne se mangent pas entre eux. — Curieux exemples.

L’audace des cambrioleurs, voleurs, filous, escarpes, malandrins et autres propres à rien, précisément parce qu’ils sont propres à tout… ce qui est mal, devient de plus en plus renversante.

Cependant la police qui a pour elle le télégraphe, le téléphone, la bicyclette, voire même l’automobile, sans compter le passage à tabac, est de plus en plus impuissante, de plus en plus myope, à ce point que l’on croirait volontiers qu’on lui a bouché un œil, elle qui n’en avait déjà plus qu’un quart, ce qui commence à « en boucher un coin » à beaucoup de gens naïfs et superficiels.

À cet état de choses qui plonge mon esprit dans un profond idem de liquéfaction, comme aurait dit Ramollot, avant d’être entré à la Chambre des députés, il doit y avoir une raison.

-— Comment donc, mais certainement ; cependant avant de la donner, je vais mettre sous les yeux de mes lecteurs, tremblants de peur comme les feuilles d’un simple platane secoué par la rafale furieuse d’un vent d’automne, les derniers exploits des cambrioleurs, tels qu’ils sont consignés dans les gazettes et autres feuilles plus ou moins publiques.

Ceci dit au phonographe, je déclenche l’appareil :

« Un vol de peu d’importance, mais qui dénote chez ses auteurs une audace inouïe, a été commis au château de Versailles.

Les tuyaux de plomb et les couvertures en zinc de deux urinoirs placés dans les cours latérales de la cour de Marbre ont été enlevés nuitamment.

Ces objets n’avaient par eux-mêmes que peu de valeur, mais le fait que des malfaiteurs aient pu s’introduire dans la cour du château en escaladant les grilles et emporter leur butin par le même chemin, est quelque peu inquiétant en lui-même.

Sont-ce de vulgaires malfaiteurs qui ont voulu faire, tout comme aux prisons de Fresnes, un tour d’éclat à leur façon ?

Il n’importe guère, mais des ordres très sévères ont été donnés pour redoubler les rondes de nuit dans le parc et surtout à l’intérieur du château et des Trianons qui renferment des richesses d’art inestimables et de nature à tenter des malfaiteurs de plus haute volée.

On a récemment changé toutes les consignes en cas d’incendie et réorganisé les secours pour préserver du feu nos richesses nationales. Il importe également que la surveillance soit réorganisée complètement pour les mettre à l’abri de tout vol. »

Ceci n’est pas mal, mais voilà qui est encore infiniment plus joli, plus coquet, plus savoureux, si j’ose m’exprimer suivant le jargon à la mode du jour :

« Des individus restés jusqu’à présent inconnus se sont introduits, à trois heures de l’après-midi, hier dans l’appartement de M. Bentana, docteur en médecine, 45, rue Martine, et après avoir consciencieusement fracturé tous les meubles, se sont retirés, sans être le moins du monde inquiétés, en emportant une certaine quantité de bijoux estimés à deux mille francs environ.

Ces cambrioleurs, lecteurs assidus, sans aucun doute, des journaux de mode et très au courant du dernier mot en vogue sur le boulevard, ont laissé avant de partir, sur la table du salon, leur carte de visite, que M. Bentana a eu, en rentrant chez lui, la désagréable surprise de trouver.

Sur un carré du plus impeccable bristol, étaient gravés ces mots : « Cambrioleurs smarts ». En bas, à droite, les initiales M. A. V. avaient été tracées au crayon.

Il a été impossible à M. Archer, commissaire de police, de pénétrer le sens mystérieux de cette singulière marque de fabrique qui donnerait néanmoins à penser que ces distingués malfaiteurs sont affiliés à une association organisée, ayant pour but le cambriolage des appartement

Une enquête est ouverte. Espérons qu’elle arrivera à déchiffrer la signification de la marque M. A. V. »

Comme il s’agit là de gens très bien élevés, il n’y a pas à chercher midi à quatorze heures ; ça veut tout simplement dire : merci à vous !

Mais, comme chez Nicolet, c’est toujours de plus en plus fort, et voici une bande de cambrioleurs qui ont visité et dévalisé les prisons de Fresnes, — excusez du peu, comme disait Rossini — et qui ont emporté tous les robinets en cuivre et toutes les conduites en plomb, après les avoir coupées. L’administration était si honteuse de ce vol, qu’elle voulut faire croire à une vengeance de gardien révoqué. Mais les traces laissées par les voleurs étaient là, il n’y avait pas mèche.

L’histoire ne dit pas s’ils ont poussé l’ironie jusqu’à laisser un mot à l’adresse du directeur des prisons pour l’informer qu’ils reviendraient lui rendre visite. En cela, ils n’auraient fait qu’imiter ceux qui, dans une localité de Seine-et-Oise, avaient, là même nuit, dévalisé les caves des gendarmes et la villa d’un commissaire de police et avaient, en se retirant, déposé sur la table de ce dernier, le billet suivant :

« Monsieur le Commissaire,

€ Vos lapins sont plus beaux et plus gras que ceux des gendarmes, et votre vin est bien meilleur que celui que nous avons trouvé dans leurs caves. Aussi, nous vous le promettons, nous reviendrons avant qu’il soit longtemps. »

Le plus drôle de l’histoire, c’est qu’ils tinrent parole, et que six mois après, ils déménagèrent de fond en comble la villa du malheureux magistrat.

Ce sont sans doute les mêmes malfaiteurs qui après s’être introduits dans les écuries du sous-préfet de Corbeil et avoir enlevé ses chevaux, clouèrent sur la porte de l’écurie cet avertissement charitable :

— « Prévenez les gendarmes que notre prochaine visite sera pour eux. »

Il est fort probable que les voleurs de Fresnes ne se risqueront pas une seconde fois à pénétrer dans les prisons, dont les portes pourraient se refermer sur eux pour longtemps.

Ce qu’il faut retenir, c’est que l’audace des malfaiteurs n’a plus de bornes, que la police suburbaine est absolument insuffisante et que son augmentation et sa réorganisation, sans cesse réclamées, s’imposent à brève échéance.

Ce n’est pas ça seulement qu’il faut retenir, et vraiment il convient de voir cette grave question des cambrioleurs, et même des assassins, tout à la fois, de beaucoup plus haut et d’une façon beaucoup plus pratique. Chacun vit de son métier sur la terre, et vous ne pouvez pas cependant, à des hommes, de gaité de cœur, leur supprimer, tout à la fois, leur instrument de travail, leur gagne-pain et leur clientèle !

Les compagnies d’assurances et les pompiers seraient désolés s’il n’y avait pas d’incendies, car alors ils n’auraient plus de raison d’être.

De même la police et la magistrature seraient absolument désolées, s’il n’y avait plus de cambrioleurs, de voleurs, d’assassins et autres malandrins.

Mais c’est leur raison d’être, mais c’est leur clientèle, à ces fonctionnaires, et vous voudriez qu’ils arrivent comme cela à s’en passer, à se suicider eux-mêmes, en les sacrifiant sur l’autel de la morale et de la sécurité publique ?

Allons, laissez-moi rire ; vous êtes vraiment par trop naïf. Ne perdez pas de vue que la police et la justice ont toujours eu et auront toujours une vive sympathie pour le gibier de potence.

Et c’est bien humain, puisque c’est leur gagne-pain. Si les cambrioleurs étaient tous arrêtés, mais ce serait la fin des fins, l’abomination de la désolation ; il n’y aurait plus moyen de justifier les augmentations de magistrats et de policiers, soit comme nombre, soit comme émoluments.

Les cambrioleurs, les voleurs, les assassins, les chourineurs, les estampeurs sont élevés à la brochette par les grippe-coquins et les magistrats et si par malheur il n’y en avait plus ? Mais alors il faudrait en inventer ou payer des figurants pour sauver la magistrature et la police !

Voilà ce qui est la vérité, et ce qu’il faut bien comprendre et ce qui est humain.

C’est si évident, que tous les jours nous en avons mille preuves qui nous crèvent les yeux.

Dans les vieux mélodrames du boulevard du Crime, les figurants entraient par une porte, ressortaient pur l’autre et repassaient par la première porte ; c’étaient toujours les mêmes figurants.

Il en est de même à Paris : toutes les nuits, on épure (!!!) un quartier, on arrête des centaines de repris de justice, de vagabonds, de loques humaines ; mais le lendemain on les relâche pour pouvoir recommencer, car ce petit jeu des raflades justifie un nombreux personnel policier et tous ces pauvres diables, criminels où non, sont les figurants involontaires de cette comédie policière et judiciaire, et le bon bourgeois, content de voir si bien travailler, est assassiné au coin de la rue où cambriolé pendant qu’il fait sa partie de manille !

Commediente, Commediente !

Il y a un moyen bien simple d’épurer la France entière, de moraliser les malfaiteurs et d’en faire plus tard de bons cultivateurs. C’est d’appliquer la loi sur la relégation ; c’est de les envoyer faire des routes et des chemins de fer aux colonies, et ensuite de les marier et de leur donner des terres à cultiver.

Ce serait la fortune pour la Métropole et pour nos colonies, et ce serait la fortune et la sécurité pour tout le monde,

Mais il n’y a pas de danger que l’on voie jamais cela. Pensez donc, la police et la magistrature perdraient du coup leur clientèle, leur gagne-pain, et l’on parlerait bientôt de les réduire. Jamais de la vie ! Allez, mes bijoux, volez, tuez, cambriolez, nous sommes là pour vous arrêter… quelquefois ! Mais vous faire disparaître, vous envoyer aux colonies, faire de vous de bons citoyens par le travail et le sentiment de la propriété ? Oh, pour ça, jamais de la vie ! Nous n’allons pas bêtement supprimer notre raison d’être !

Et voilà pourquoi, malgré tous les progrès de la science moderne, les deux grands syndicats des policiers et des cambrioleurs continûront à être prospères et florissants sur le dos du bon public et à vivre dans un esprit réciproque d’intime et tacite solidarité !

Ils ont besoin l’un de l’autre, et ils se font vivre mutuellement, et vous savez le proverbe : les loups ne se mangent pas entre eux ! Voyez madame Humbert !