Le bijoutier

Comment il fait fortune. — Curieux métier.
Ce qu’il est véritablement.


L’on a bien voulu découvrir ces derniers temps, dans la presse, la profession de bijoutier et en faire part au grand public qui ignorait encore ce que c’était qu’un bijoutier dans ce sens spécial ; malheureusement on l’a fait mal, par cette simple raison que lorsque l’on se met à parler d’un métier, d’une profession quelconque, la meilleure façon d’intéresser ses lecteurs est de dire la vérité et encore de bien posséder son sujet, de savoir au moins de qui l’on parle.

Pour bien me faire comprendre, je n’ai qu’à choisir au hasard sur cent articles sur la question et citer le suivant, signé Mossy et qui est un de ceux qui renferment encore le moins d’erreurs, si l’on peut dire :

En « l’espèce », comme on jargonne au Palais, je n’ai nullement l’intention de m’occuper ici de la brillante industrie à laquelle nous devons les resplendissantes parures qui font rêver les trottins devant les étalages des grands boulevards. Toutes les ménagères connaissent, — de vue — dans les marchés couverts de Paris, la « boutique aux arlequins ». Le commerçant qui débite ces denrées qui « ont déjà servi » se dénomme, dans la langue imagée des faubourgs le « bijoutier ».

J’ai assisté, au marché des Batignolles, vers dix heures du matin, au déballage des « plats du jour » qui sont plutôt les plats de la veille, voire de l’avant-veille. Le bijoutier, un gros réjoui, est entouré d’une quinzaine de personnes. Des pauvres gens, naturellement, venus là pour s’approvisionner, qui d’un restant de gigot, qui d’une carcasse de dinde aux marrons — veuve de ces derniers.

— Attention ! c’est du veau Marengo ! en voilà pour six sous : à qui vendu ?

— Voilà de la blanquette de veau avec de l’oseille par-dessus le marché ! À qui vendu, pour cinq sous ?

Et le bijoutier continue l’annonce. Il vous a une façon de goûter sa marchandise qui eût engagé feu Monselet, un connaisseur, à se rendre acquéreur de la blanquette de veau « avec de l’oseille ».

J’entends dire à un ouvrier qui passe là, d’aventure : — Mon vieux, j’aimerais mieux greffer pendant trois semaines que de toucher à ta camelote !

— Bon ! fait le bijoutier de l’air d’un homme qui en a entendu de plus fortes, mais il ne faut jamais dire : Fontaine, etc., etc.

Certes, la misère seule peut faire admettre que des gens se nourrissent de choses qui ont déjà été mangées.

Pour ma part, je sais bien qu’un morceau de pain, fût-il aussi sec qu’un discours de M. Brunetière, me laisserait parfaitement dédaigneux des succulentes fricassées du bijoutier.

Les petites sœurs des pauvres sont redoutées du bijoutier. Elles vont recueillir les reliefs des tables bourgeoises pour nourrir « leurs pauvres ».

Aussi, dans certaines maisons, quand passe le bijoutier pour acheter les restes, on lui annonce que les « bonnes sœurs » sont venues avant lui, et qu’alors… La charité avant tout.

Malgré les aléas, le commerce de la « bijouterie » est assez lucratif. La presse a relaté, il y a quelque dix ans, le mariage de la fille d’une bijoutière des Halles. La mariée apportait à son époux la dot rondelette de soixante-dix mille francs.

Un fonds de « bijoutier » se vend couramment de quatre à six mille francs. Il n’y a pas d’exemple qu’un « bijoutier » ait mangé son fonds.

Eh bien, ainsi posée, la question n’est que partiellement vraie, car le mot, l’appellation de bijoutier ne s’applique que rarement dans les cuisines des grands restaurants aux marchands d’arlequins des marchés publics, mais bien à deux autres sortes d’industriels ou d’individus, si vous voulez, comme je vais avoir honneur de vous le démontrer en peu de mots.

Dans toutes les cuisines des grands restaurants — les seules qui puissent compter bien entendu, pour ce genre de métier très spécial — on appelle et l’on désigne sous le nom de bijoutier :

1o L’industriel qui vient chaque matin acheter les reliefs de la veille et qui sont en général la propriété et les bénéfices de la cuisine ; cependant, suivant l’importance des restaurants et l’avarice des patrons, ils peuvent être vendus au bijoutier, soit par le patron, soit par le cuisinier en chef, soit au profit de tout le personnel de la cuisine,

Le bijoutier n’est donc pas le marchand d’arlequins de tel ou tel marché parisien ; il est mieux que cela, il est l’intermédiaire entre les grands restaurants et les dits marchands d’arlequins ; il est, en un mot, le grand pourvoyeur et comme le grand industriel qui centralise dans ses mains tout cet important commerce des reliefs parisiens de nos grands restaurants, infiniment plus sérieux et plus importants que ne le disait la note très incomplète et très mal renseignée que j’ai citée tout à l’heure.

Du reste, je vais y revenir et donner quelques indispensables explications sur ce sujet qui aurait certainement fini par séduire Zola un jour ou l’autre, s’il n’était pas mort si prématurément.

2o Maintenant ce n’est là qu’une face de la question et souvent aussi l’on donne le nom de bijoutier dans les grands restaurants au chef des garçons de cuisine, qui est seul chargé de vendre tous les reliefs de la maison et dont c’est le bénéfice. Il me faudrait un volume pour expliquer le mécanisme complet d’une cuisine de grand restaurant parisien. Qu’il me suffise de dire qu’en général, il y a deux chefs : le cuisinier en chef qui a avec lui ses aides et le chef des garçons de cuisine qui à sous ses ordres tous les laveurs de vaisselle — plongeurs — etc.

En général, car il n’y a rien d’absolu et tout dépend de l’importance de l’établissement et de l’avarice ou de l’activité du patron qui fait parfois tous ses achats lui-même, comme notre ami Marguery qui va lui-même tous les matins aux Halles ! En général, dis-je, le cuisinier en chef a pour lui les bénéfices, le sou du franc et le reste, une forte guelte comme l’on dit dans la nouveauté, quand ce n’est pas une forte gratte comme l’on dit encore et ce qui en dit long, tandis que le chef des garçons de cuisine, auquel on donne le nom de bijoutier parfois en l’espèce, a pour lui la vente de tous les reliefs de la maison, tous les matins.

Le plus souvent il garde le tout pour lui et ne donne rien de ce qu’il reçoit du bijoutier en gros du dehors, du vrai ; parfois il donne un léger pourcentage à son personnel.

Seulement c’est là où il convient de bien faire remarquer que ces arlequins ne sont pas du tout des choses qui ont été déjà mangées ; elles sont au contraire fort propres, bien présentées, rangées par catégories, et naturellement celui qui vend et celui qui achète ont intérêt à ce qu’il en soit ainsi.

Après que tout le personnel a pris sa nourriture, dans les grands restaurants, il reste des volailles, des gibiers, des pièces énormes de viande presque intacts ; ça ne peut pas resservir cependant et le lendemain matin tout cela est vendu au bijoutier qui fait sa tournée quotidienne.

Et quand on y réfléchit bien, il ne peut pas en être autrement ; voici les faisans, les perdreaux, les poulet ; les plus succulents auxquels il manque seulement une aile, on ne peut pas les resservir une seconde fois aux nouveaux clients du lendemain et une fois que tout le monde a mangé dans la maison, il faut bien que ça aille au bijoutier.

C’est ce qui explique, quoique l’on en dise, que ce dernier livre souvent de fort beaux et bons morceaux aux marchands d’arlequins des marchés parisiens.

Maintenant, que l’on ne veuille pas en manger, à moins d’être très malheureux, c’est une autre paire de manches ; mais je suis ici un historien fidèle des dessous de la vie parisienne et naturellement je veux constater et enregistrer la vérité avant tout.

Du reste il le faut bien et s’il n’en était pas ainsi, ce que je vais encore constater ne serait pas compréhensible. En effet, dans les grands restaurants de Paris, le chef des garçons de cuisine, le bijoutier si vous voulez, ou celui qui vend les reliefs au bijoutier du dehors, ce qui revient au même, se fait de ce chef seul, de 300 à 600 francs par mois, suivant l’importance de la maison.

Il est vrai que ses appointements fixes ne sont pas énormes, mais enfin, ce n’en est pas moins un métier fort lucratif et fort recherché, je vous prie de le croire, dans la partie, et n’est pas bijoutier qui veut !

Seulement il y a un revers à la médaille, l’on travaille nuit et jour — surtout la nuit — dans des sous-sols privés d’air, en face de fourneaux ouverts qu’il faut entretenir et alimenter en combustibles, et l’on est en transpiration continuelle, ce qui est tout à la fois très dur et très malsain.

En hiver, remonte-t-on — cinq minutes au dehors boire un verre avec un copain — vite on attrape un joli petit refroidissement carabiné.

Comme l’on voit, si le métier est lucratif, il n’est pas toujours rose !

Nous voici donc loin des marchands d’arlequins du début et l’on voit que la question des bijoutiers est infiniment plus importante que l’on ne se le figure généralement.

Et pour conclure, je dirai que si le métier de bijoutier, compris ainsi est infiniment lucratif et infiniment dur, j’aimerai encore mieux être bijoutier que figurant à la Morgue !

D’abord, moi, j’aime la chaleur !