L’art de se faire 10 000 livres de rentes en élevant des chiens

Une industrie rajeunie. — L’élevage intelligent. — Exemple a suivre.


On a souvent parlé des gens qui se faisaient 3 000 francs de rentes, en élevant des lapins ; ça c’était le vieux jeu, à l’époque où l’on pouvait se retirer à la campagne et vivre heureux avec cette modeste somme.

Aujourd’hui tout a changé ; il faut en effet, 10 000 livres de rentes pour se la couler à peu près douce et je veux conter ici même comment une brave et fort honneste dame, comme disait Brantôme, a victorieusement résolu ce problème, en s’établissant en grand, entre les hauteurs de Montmartre, la plaine Saint-Denis et Levallois-Perret.

Mais avant de poursuivre.

— La Dame ?

— Non mon récit. J’éprouve le besoin impérieux d’ouvrir incontinent une parenthèse pour faire remarquer toute l’ingéniosité des femmes et comment tous les jours de nouvelles carrières s’ouvrent devant elles, grâce, sauf leur respect, à leur esprit fouinard.

Le voilà bien le triomphe du féminisme, le vrai, le bon !

Donc mon aimable amie qui, par un hasard singulier de la destinée, s’appelle madame veuve Poilras, tenait avec son mari, dans les parages indiqués ci-dessus un asile-hôpital pour chiens et bouledogues, comme dit M. le préfet de police, qui avait une fort jolie clientèle, recrutée particulièrement chez les demi-mondaines et les vieilles demoiselles qui avaient perdu leurs dernières espérances en coiffant un bonnet bien connu sous le nom de Sainte Catherine !

Du reste le couple méritait cette confiance, car tout le monde savait bien, y compris la Société protectrice des quadrupèdes, qu’il traitait ses pensionnaires avec douceur, humanité ? pourquoi pas animalité ? — le mot est à créer — et sans fourche !

Cependant ces braves gens ne faisaient pas absolument fortune et ils mettaient tout juste les deux bouts ensemble, avec leurs cinq enfants qui avaient toujours une faim caniche, comme disait le concierge d’un de mes grands oncles en 1862, si mes renseignements sont exacts.

Mais tout a une fin, puisque nous en parlons sans jeu de mots et un vilain jour le pauvre chef de cette intéressante famille passa l’arme à droite — je dis ça, parce qu’il était gaucher et dans l’espèce cela veut dire simplement qu’il dévissa son billard à la suite d’un refroidissement.

Madame Poilras, seule avec ses cinq enfants et son chagrin fut bien malheureuse ; cependant elle montra beaucoup de courage et continua sa petite industrie, alors que pour une femme, obligée de commander à des domestiques, c’était bien véritablement un métier de chien, pour ne pas dire un chien de métier.

Cependant la digne femme était observatrice et un beau jour elle acquit la conviction que la plupart de ses jolies ou sentimentales clientes ne connaissaient absolument rien aux différentes races de chiens.

— Ah, si j’étais en Angleterre, soupirait-elle souvent, ça marcherait mieux, car les Anglais et leurs respectables épouses ont l’amour intelligent et la connaissance raisonnée des chiens.

Ils savent les nourrir, les soigner, les sélectionner. Ici, hélas, rien de semblable. Je n’ai vraiment qu’une clientèle de poupées…

Elle fit venir un grand choix de petits chiens noirs, maigrichons ou maigrelets de Chine, de Cochinchine, du Japon et de Corée et elle faisait remarquer en riant à ses enfants qui montraient toujours leurs dents de jeunes loups que ces petits quadrupèdes leur étaient inférieurs, puisqu’ils étaient absolument sans poil, sauf aux oreilles et qu’eux étaient au moins des Poilras !

Mais la clientèle mordait peu à ces races nouvelles, ingrates et d’ailleurs assez délicates.

Madame Poilras poursuivait silencieusement, mais avec opiniâtreté le cours de ses observations et de ses réflexions, commençant toujours par observer avant de réfléchir, étant une femme de grand bon sens, lorsque tout à coup, pendant le déjeuner, elle s’écria : Eurêka en français parce que ses parents étaient de pauvres artisans qui n’avaient pas pu lui faire apprendre le grec !

Chose épatante, les enfants, stupéfaits, s’arrêtèrent de manger pendant dix-sept secondes et le dernier s’écria à tout hasard :

— Donne-le moi, maman, je le veux.

— Quoi ?

— Ce que tu as trouvé.

— Que tu es bête, ce que j’ai trouvé est là, dans ma tête…

Et la cadette, une grande fille au nez retroussé et provocateur s’écria gaiment :

— Je sais ce que c’est ; un hanneton.

— Tais-toi, impertinente, mieux que cela, l’aisance pour vous tous, mioches ingrats et la mère continua à ruminer son plan.

Il était bien simple, le plan de madame Poilras, mais il était génial aussi et étant donné le caractère frivole, léger et superficiel de sa clientèle, à partir de ce jour elle tint ses 10 000 livres de rentes, tous frais payés, en offrant et en vendant, non plus des races mais seulement des couleurs de chiens.

Elle lança immédiatement des circulaires bien senties à sa clientèle aussi nombreuse que choisie et ce fut vraiment pour elle, pendant les premiers mois, un véritable coup de fortune.

Quelques exemples feront de suite comprendre toute l’ingéniosité de sa nouvelle formule commerciale.

Ainsi elle avait des chiens pour deuil et c’est comme cela que toutes les jeunes veuves venaient lui acheter des caniches noirs.

Elle fournissait des caniches blancs superbes et immaculés aux jeunes mères qui avaient voué leurs enfants au blanc et au bleu. Elle vendait ces chiens fort cher et les clientes n’y voyaient que la dernière couleur.

Pour les dames mondaines ou les nobles étrangères un peu excentriques, elle avait, cette excellente madame Poilras, d’adorables petits épagneuls où havanais dont la teinte jaune s’harmonisait délicieusement avec le chignon carotte de la propriétaire.

Il y avait même de très grandes dames qui tenaient à avoir des chiens blancs et noirs mélangés pour demi-deuil, quand la date du décès du bien-aimé commençait à s’éloigner.

Enfin, les couleurs de chiens ou les chiennes de couleurs s’adaptaient parfaitement à la variété infinie des toilettes féminines. Une toilette à petits carreaux blancs et noirs, ou en grisaille, allait fort bien avec la jolie teinte gris-fer d’un danois.

Elle avait même inventé le chien tricolore pour cette bonne Gyp et les nationalistes !

Je pourrais multiplier longtemps mes exemples. Je m’arrête et que mes lecteurs sachent seulement comment en substituant la couleur à la race, dans la vente de ses chiens, la bonne madame Poilras a trouvé le moyen d’élever très confortablement sa jolie petite famille, malgré son grand appétit…