Un horticulteur japonais

La tératologie vivrière. — Patience asiatique. — Toutes les ressources de la science concourent a créer des phénomènes.
curieuses explications.


Je me trouvais dernièrement dans un petit village perdu de la Provence, heureux de pouvoir rester seulement vingt-quatre heures sans écrire, lorsqu’un ami chez qui je déjeunais tranquillement — une fois n’est pas coutume dans notre dur labeur d’homme de lettres et de journaliste — me dit en fumant un cigare :

— Mon cher, nous avons ici une curiosité unique au monde, à propos d’un homme ; il est vrai que c’est presque un bibelot, puisque ce n’est qu’un petit japonais, comme il s’intitule lui-même.

Il était allé à Paris installer une grande maison de curiosité des objets rares de son pays, faïences, porcelaines, bronzes aux couleurs variées naturellement, laques, ivoires, soieries, bois sculptés, papiers peints avec une minutie qui arrive à donner l’illusion du génie, etc., etc. ; mais tout cela était trop cher pour la clientèle courante et il fut obligé un beau jour de liquider. Je me souviens qu’il me fit voir lors d’un voyage à Paris un tableau en soie brochée à la main, représentant des cascades au milieu des montagnes. L’eau avec sa blanche écume, les arbres, les fleurs étaient plus vivants que nature ; mais hélas, ça valait 70 000 francs et ces jolies choses ne sont pas à la portée de tout le monde.

Pendant l’Exposition de 1900, il avait fait venir toute une collection de ces arbres nains, de ces cèdres foudroyés dès leur naissance, de ces conifères rabougris, contournés et aplatis comme un cèdre du Liban frappé par la foudre ; espèces de mandragores inconnues jusqu’à ce jour et qui semblaient dormir d’un sommeil maladif et hiératique dans leurs vases de porcelaine…

Ces arbres nains se vendaient relativement fort cher, mais ils se vendaient en grande quantité, tant ils avaient tout à la fois frappé et amusé l’esprit des snobs qui se figurent naïvement faire partie intégrante du peuple le plus spirituel de la terre, alors qu’ils n’en sont que les scories. Toujours est-il que ce fut un trait de lumière pour mon jeune ami japonais, pas entêté pour deux sous et fort avisé comme les gens de sa race.

Six mois après l’exposition — le temps de vendre à propos ses marchandises, — il avait liquidé son magasin et, sur mes instances, il vint, avec une assez forte somme qu’il avait réalisée, s’installer ici, je ne dirai pas horticulteur, ni maraîcher, ni vivrier, ni éleveur de primeurs, ni directeur de forceries, ni jardinier, car tous ces qualificatifs seraient impropres, non il vint s’établir ici fabricant-constructeur-mécanicien de fruits et de légumes.

— Oh ! par exemple, je connais bien les qualités industrieuses de nos bons amis les Japonais, mais vous commencez tout de même à m’intriguer.

— C’est cependant comme j’ai l’honneur de vous le dire ; encore un cigare, un petit verre de fine, le coup de l’étrier, ce qui est absurde depuis que nous ne montons plus qu’en bicyclette et dans dix minutes nous sommes chez lui.

En effet j’étais bientôt au milieu d’une immense propriété, admirablement entretenue :

— Diable, ça a l’air cossu ici ?

— Mais, mon cher, avec ses primeurs, notre japonais est simplement en train de faire fortune ; du reste c’est mérité… Mais chut, le voici.

Les présentations furent bientôt faites, nous nous étions vus à Paris à l’exposition universelle et chez des marchands de curiosités et sans plus tarder il m’offrit de me montrer quelques-uns de ses produits, comme il disait modestement, en fruits et en légumes :

— Et tout d’abord, Monsieur, laissez-moi vous mettre en garde contre les amicales exagérations de notre ami commun qui vous aura parlé de phénomènes, de tératologie végétale, de monstres de la flore que je crée à volonté, croyez bien qu’il n’y a rien de tout cela. Mon principe unique est de faire très petits les gros fruits et légumes et très gros les petits fruits et légumes, parce qu’alors on obtient des résultats amusants (sic).

— Vous êtes trop modeste et il faut savoir y arriver, interrompit notre ami commun.

— Mais, cher monsieur Rogapestan, — le nom de mon ami, — rien n’est plus facile, comme je vais le démontrer en six mouillé, comme vous dites, à votre ami ; pour y arriver il suffit de se servir des ressources de la science moderne et naturellement d’y apporter beaucoup de patience, de minutie, de soins et de persévérance — ce que vous appelez, le doigté, le coup de pouce. Mais, mes chers amis, avec la nature, la flore surtout, l’homme fait ce qu’il veut et s’il le voulait bien, il arriverait à la démonstration tangible et palpable des lois découvertes par votre grand Lamarck et plus tard par Darwin.

— Savez-vous que vous êtes vous-même un profond philosophe.

— Non, je suis tout uniquement un observateur qui aime passionnément la nature ; nous allons d’abord vous montrer les serres où je cultive les fruits et légumes pour les rendre gros. Entrez, vous voyez qu’elles sont toutes entièrement recouvertes de verres violets, suivant les indications fournies au moment de la verre de 1870 par votre vieil ami Pétin-Gaudet, le second et le frère du maître de forge, comme vous me l’avez raconté un jour à l’Exposition, car ça n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, et vous le voyez, M. Vibert, vous aurez certainement été la cause initiale de ma fortune ici, sans le savoir.

— J’en accepte l’augure, mais quels sont ces poteaux énormes le long du soubassement ?

— Ce sont des asperges, ça vient tout seul avec la lumière violette.

— Oui, mais voici là un arbre qui a des grappes d’un mètre de long et dont chaque grain est gros comme une pêche ; qu’est-ce que c’est ?

— Tout simplement un groseillier et là j’aide un peu la lumière violette. Vous voyez ce mouvement d’horlogerie, il régularise ces aiguilles, qui touchent à peine l’épiderme de chaque grain, mais y soufflent automatiquement de l’air comprimé, à faible dose et à intervalles égaux, et il ajouta en riant finement de ses petits yeux de jaune :

— Comme vous le voyez, c’est le principe des pneus que j’ai appliqué à l’horticulture et de m’en trouve bien.

— Ces fruits que vous prenez pour des melons colorés sont simplement des pêches, des abricots, des prunes que j’obtiens par ce procédé : vous voyez, tout autour de la serre mes pièces d’horlogerie pour leur envoyer régulièrement, méthodiquement l’air comprimé. C’est Bréguet qui m’a fait cette installation.

Maintenant ce n’est pas tout et c’est là où la troisième partie de mon système se rapproche du système d’engraissement ou d’engraissage, je crois… — l’on dit les deux — des séminaires où vous enfermez vos canards pour avoir des foies énormes.

C’est ainsi que j’arrose tous les jours mes plantes, arbres, fruits, légumes, fleurs, à l’aide d’un pulvérisateur, avec une légère décoction d’eau distillée de Kola et de Coca…

— Et vous y ajoutez un peu de glycérophosphate ?

— Non pas, les plantes n’ont pas d’os à nourrir et ça leur ferait plus de mal que de bien.

— Vous avez pensé à tout.

— Je tâche. Mais venez dans les serres où je cultive les gros fruits et légumes, cette fois pour les rendre petits.

— En effet, je m’y reconnais encore moins. Qu’est-ce que c’est que ces espèces d’abricots sous ces cloches ?

— Ce sont des melons et des potirons qui ne deviendront pas plus gros et sont cependant d’excellente qualité. Vous voyez partout mes mêmes appareils d’horlogerie. Ici ils font le vide lentement et automatiquement dans les cloches pour priver les plantes d’air petit à petit. Les verres de la serre sont incolores cette fois et, au lieu d’arroser mes plantes avec une pulvérisation fortifiante, je les arrose avec une pulvérisation à base d’éther pour empêcher leur développement. C’est du reste en vertu de ce principe et d’une façon empirique que vos domestiques de grande maison font boire tous les matins un petit verre de cognac aux jeunes chiens pour les empêcher de grandir. De la sorte, avec mes pulvérisations à base d’éther, j’arrive simplement à stupéfier le fruit. Vous voyez donc qu’il s’agisse d’obtenir des fruits où des légumes beaucoup plus gros ou beaucoup plus petits que nature, les procédés sont toujours les mêmes et sont, dans leurs grandes lignes, triples, puisqu’ils reposent sur la lumière blanche ou violette, sur l’air comprimé ou déprimé et sur la nourriture par pulvérisation fortifiante ou déprimante.

— Vous voyez ici ces petites boules grosses comme des mirabelles, ce sont des pêches exquises…

— C’est merveilleux et vous avez créé toute une science nouvelle.

— Pas le moins du monde ; j’ai simplement appliqué la chimie à l’horticulture et aussi l’électricité — ce qui ne fait qu’un — lorsque je veux obtenir des développements très rapides. Voyez-vous, lorsque l’on se décidera à étudier la chimie organique dans toutes ses applications pratiques, ce jour-là, l’homme sera le maître incontesté de la terre.

— Vous m’avez comblé de joie et d’admiration, en me faisant constater, de visu, que vous appliquez en effet, victorieusement, une partie de mes théories scientifiques ; je vous en remercie du fond du cœur…

Et après avoir serré vigoureusement la main de mon petit ami japonais, j’avoue que je le quittai plus ému que je n’aurais voulu le paraître !