Un petit métier disparu

les petits savoyards et les bretons
Le triomphe de l’instruction.

ii

J’ai publié, il y a quelques années déjà, un gros volume sur nos industries nationales, sur celles qui naissent ou grandissent, sur celles qui meurent ou se transforment et, depuis, je me dis à tout bout de champ, qu’il faudrait en publier tous les ans une édition nouvelle pour tenir nos lecteurs au courant des incessantes transformations et innovations, non seulement des industries, mais encore de tous les commerces et métiers imaginables.

Aujourd’hui, voulant être aussi compendieux que possible, j’ai résolu de parler simplement des écrivains publics.

À l’heure actuelle la présente génération ne connait plus ces aimables et modeste scribes que pour en avoir entendu parler par leurs parents, tandis que dans ma petite jeunesse il y en avait encore pas mal, à Paris même, et surtout dans le cœur des vieux quartiers.

Je me souviens parfaitement d’avoir vu, de mes yeux vu les dernières échoppes des derniers écrivains publics de Paris, la Grand’Ville !

Elles étaient basses, fumeuses, huileuses et d’allure modeste et timide comme il convient.

Elles alternaient — moins nombreuses, sans doute, — avec celles des gniafs et comme ces dernières, elles possédaient souvent une belle cage en osier, renfermant un corbeau, une pie ou un sansonnet, compagnon fidèle et charmeur du maître du local.

L’intérieur renfermait tout juste une table boiteuse, un poêle en faïence blanche et minuscule et parfois une chaise pour le client.

Le dit intérieur était aussi tapissé d’une foule d’images, de caricatures du moment et de blagues sur la garde nationale — quand cette institution, aussi vexatoire que nationale, existait encore.

L’Écrivain public était ordinairement vieux, sale et crasseux, chauve et porteur de lunettes. Dans l’ordre de la zoologie humaine, cet être humble et timide apparaissait immédiatement, comme dehors, après le recors et le clerc d’huissier.

Cependant, il y avait parfois des érudits dans la corporation : des gens qui avaient été conduits à exercer ce métier à la suite de revers de fortune ou simplement de mauvaise conduite.

Du reste, les connaissances purement encyclopédiques ne leur étaient pas inutiles, car ils avaient affaire à une clientèle, populaire sans doute, mais aussi variée que nombreuse.

Les fonds en étaient sans doute alimentés par les bonnes, les domestiques, les militaires écrivant à leur payse ou à leurs parents pour leur tirer une carotte ; mais il y avait aussi tous les illettrés du peuple qui avaient une affaire, une contestation à élucider et alors ils donnaient de vraies consultations de droit et dressaient des actes sous seing privé entre les parties. En un mot, ils étaient à l’avocat, ce que l’apothicaire était au médecin.

Que voulez-vous ? Chacun va suivant ses moyens et puis l’on était certain de rencontrer auprès de ces braves gens une honnêteté professionnelle. que l’on ne trouvait pas toujours ailleurs pour beaucoup plus d’argent.

Mais ce n’est pas tout ; il y avait encore toute une classe de jeunes et modestes citoyens qui avaient recours de temps en temps aux services de l’Écrivain Public, quand ils avaient pu soustraire quelques sous à la rapacité de leurs patrons. J’ai nommé les petits ramoneurs — Italiens, Suisses où Savoyards — encore un métier disparu — qui avaient une âme sensible d’enfant sous leur face noire et éprouvaient le besoin bien naturel d’envoyer de temps en temps de leurs nouvelles à leurs parents, perdus, là-bas, bien loin, dans les neiges des montagnes natales…

Mais je n’arrête pour essuyer une larme de rétrospective émotion au souvenir de ces pauvres mioches !

Bientôt on a fait des cheminées trop étroites et le petit ramoneur à disparu.

Avec la troisième République, avec l’instruction obligatoire, l’Écrivain Public a disparu à son tour ; il a bien cherché à transporter ses pénates en Bretagne, dans le dernier fief de l’ignorance cléricale ; mais là la clientèle était trop pauvre ; tout son argent allait au recteur et le pauvre diable d’Écrivain Public fut bien obligé de se rendre compte que la dernière heure de son métier avait sonné.

Les uns se firent ramasseurs de bouts de cigares, d’autres se mirent à élever les asticots pour les pêcheurs à la ligne et les plus vieux et les plus protégés finirent par se faire hospitaliser, à moins qu’ils ne mourussent comme de pauvres chiens abandonnés, sous les ponts.

Et maintenant que nous avons pleuré congrument sur le triste sort des Écrivains Publics, réjouissons-nous hautement de la disparition de l’institution ! Ça prouve que l’instruction obligatoire fait lentement son œuvre, apportant avec elle le progrès, la lumière, la liberté et l’émancipation de la conscience humaine !

Soyons artistes, aimons tout ce qui est bien, grand et noble ; mais quand le pittoresque était l’image même de la réaction et de l’esclavage du peuple par le maintien de l’ignorance, gardons-nous bien de gémir sur ces disparitions. Ça serait une insulte à notre idéal émancipateur de demain !