Les petits ramoneurs

Un métier qui disparaît. — Souvenir d’enfance
Une bien bonne blague.
L’œuvre des petits ramoneurs

Lorsque j’étais enfant, — ça ne remonte pas à hier, — tous les cris de Paris faisaient ma joie : le marchand d’huîtres, en poussant sa petite voiture, criait : à la barque, à la barque ; puis venaient la marchande de chiffons, le vitrier, le fontainier, tué par les filtres Pasteur, le marchand de cartons ronds, cartons carrés, cartons ovales, puis le soir le montreur de la lanterne magique !

Mais j’étais surtout heureux de contempler les pauvres gosses hâves et chétifs qui vendaient du mourron pour les petits oiseaux et les petits ramoneurs tout noirs — les petits ramonats qui ramonent du haut en bas, — comme ils criaient dans la rue, avec leur corde et leur tête de loup métallique sur l’épaule.

Je sentais là comme des copains, comme des petits frères et les questions sur leur sort et leur métier ne tarissaient pas…

Plus tard, un jour, il n’y a pas loin de vingt ans, à Mer, dans le Loir-et-Cher, chez mon père qui devait mourir là, modestement juge de paix en 1885, lui le grand restaurateur de l’Histoire universelle dans l’antiquité et l’auteur des Girondins, le seul poème épique que possède la France, je vis un petit ramoneur, qui avait une mine charmante sous son fard noir et mon petit neveu Maurice, qui avait bien deux ans, voulait absolument l’embrasser et lui donner son gâteau… Ce tableau de genre, pourtant bien simple, m’émut cependant beaucoup, car il fit tout à coup repasser devant mes yeux toutes les scènes de mon enfance.

Depuis je n’ai guère entendu parler des petits ramoneurs et j’en ai encore moins vu et si j’ai omis de les faire figurer dans mon volume sur les Industries nationales, dans la partie consacrée aux industries qui disparaissent, C’est que vraiment je trouvais qu’il y avait là plutôt un métier anecdotique qu’une industrie proprement dite.

À Paris et dans toutes les grandes villes il y a belle lurette qu’avec les cheminées actuelles à tuyaux étroits, de terre cuite ou de briques, il n’y a plus de ramoneurs, mais seulement des fumistes établis dans le quartier et que l’on va chercher à l’automne, chaque année, pour nettoyer les cheminées.

En province, s’il y a encore des petits ramonats, c’est-à-dire des enfants de ces fortes races de travailleurs : savoyards, auvergnats, limousins, italiens, ils ne sont plus noirs, ils sont blancs, ils ont fait peau neuve, ils ne s’appellent plus des ramoneurs, car ils sont devenus compagnons en grandissant et ils servent chez les maçons pour construire les maisons neuves et on les étonnerait bien pour la plupart, si l’on venait leur raconter que leurs ancêtres, les petits ramoneurs d’antan, passaient leur enfance, tout noirs, tout noirs, noirs pierrots de la rue, à ramoner du haut en bas les vieilles, vastes et confortables cheminées des antiques maisons d’autrefois.

Il y a bien toujours des vieilles maisons, mais il n’y en a vraiment pas assez pour alimenter cette poétique et parfois cruelle industrie des petits ramoneurs, car les pauvres enfants étaient souvent fort maltraités par des entrepreneurs sans pitié et sans cœur…

Mais passons et arrivons aux temps présents pour expliquer en cinq secs comment le souvenir de ces pauvres petits ramoneurs vient d’enfanter la fumisterie — c’est bien le cas de le dire — la plus colossale, la plus épique que l’on ait jamais vue et si je ne venais pas d’en lire tous les détails dans les journaux mondains les mieux cotés dans le pays des snobs, je me serais absolument refusé d’y croire.

Cependant nous connaissons tous la maxime : Credo quia absurdum et je pense que c’est bien le moment de la rappeler.

Donc voilà, en deux mots, de quoi il s’agit ; ce sont du moins les journaux de la haute qui nous l’apprennent :

Les élèves d’un Institut ont fondé, il y a environ trente ans, une œuvre destinée à venir en aide, moralement et matériellement, aux petits ramoneurs.

Comment et par quels moyens plus ou moins persuasifs ? ça je l’ignore absolument. Je copie la formule sans chercher à comprendre.

Seulement ce qu’il y a de plus épatant et tout à fait renversant, c’est que cet été, grâce à l’œuvre en question, une masse de petits ramoneurs ont fait leur première communion dans une chapelle de la rue de Vaugirard.

Sur cette nouvelle je me suis transporté en hâte là-bas, au bout de Paris, dans le quartier des Jésuites et j’ai interrogé tous les gens du quartier, tous les commerçants.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est que cette Œuvre des petits ramoneurs, digne en tous points d’Oscar Wild ?

— Nous ne savons pas.

— Mais cependant cette première communion des petits ramoneurs ?

— Il paraît que c’est vrai, les domestiques de la maison et les élèves l’ont vue.

— Vous me renversez. Il y a vingt ans qu’il n’y a plus de petits ramonats et il y a dix ans certainement que le dernier a disparu. Alors ce ne pouvait être que des figurants.

— Pour sûr.

— Où, quand, comment, les a-t-on pris et amenés là ?

— Pour ça, nous n’en savons rien, le secret a été bien gardé.

— Quels horizons nouveaux et quel joli métier et si facile : figurants-ramoneurs pour première communion !

Ça ne fait rien, je ne me crois pas plus bouché qu’un autre, eh bien j’avoue très humblement que je n’aurais jamais trouvé celle-là !

Quelle machination, quel coup de théâtre, quelle mise en scène géniale !

I n’y a plus de petits ramoneurs, mais nous allons tout de même nous payer cette comédie de haut goût dans notre chapelle : la première communion des jeunes ramonats !

C’est bien envoyé, comme dit l’autre, mais savez-vous bien que je me demande, Messieurs, moi simple mécréant, si cette petite représentation n’est pas un tantinet sacrilège.

Après ça, je sais bien qu’aujourd’hui on n’y regarde pas de si près…

Cependant je n’étais pas absolument satisfait de mon enquête ; il y avait une troupe nombreuse de jeunes figurants, c’était entendu, mais d’où diable pouvaient-ils donc bien venir ?

Ça me trottait dans la tête horriblement, nuit et jour et je sentais que ce point d’interrogation m’entrait de plus en plus dans la cervelle, comme un tire-bouchon.

Il fallait bien cependant que je finisse par arriver à trouver le mot de cette cruelle énigme : d’où pouvaient bien sortir les jeunes figurants-ramoneurs à la chapelle de la rue de Vaugirard ?

Je retournai dans le quartier plusieurs jours de suite et enfin mes efforts furent couronnés de succès.

Comment, me dit un jour un vieil ami du quartier Saint-Lambert, vous me demandez cela et vous n’avez pas trouvé ?

— Mais non.

— Eh bien, mon cher, c’est cependant bien simple, ces figurants-ramonats sont tout uniment de jeunes… fumistes.

— Vous m’en direz tant, tout s’explique. Il est vrai que je n’en étais toujours un peu douté.