Le comble de la vitesse

Le moyen infaillible d’aller d’un bout à l’autre de la terre en cinq minutes. — Curieux projet d’un inventeur.

Il y a des gens qui ont des veines plutôt bizarres et désagréables ; je suis malheureusement du nombre et ma veine à moi, depuis trente ans, c’est d’être le point de mire et le confident de tous les inventeurs de la création. Ça prouve simplement que je possède une inépuisable bienveillance et que j’espère toujours trouver un homme de génie dans la foule profonde des toqués.

Ceci dit en manière d’indispensable introduction, je vis donc l’autre matin un inventeur des plus distingués, aussi distingué qu’un économiste ou un diplomate, arriver chez moi en coup de brise, sur le coup de 8 heures 71 minutes du matin.

Après avoir décliné son nom et avoir pris un siège, il commença en ces termes :

— Vous n’êtes pas, Monsieur, sans avoir lu la petite note suivante dans les journaux :

« Le représentant d’une compagnie américaine d’électricité se prépare, dit-on, à braquer vers le ciel, au sommet du Pike’s Peak, dans les montagnes du Colorado, un canon monstre du calibre de treize pouces. Cet engin a pour objet d’expérimenter la théorie du professeur Whitney, de Chicago sur l’existence, au-delà de notre existence terrestre, d’une immense nappe d’électricité d’où l’industrie humaine pourrait puiser des courants illimités d’énergie électrique.

« Le professeur Whitney se propose donc, avec son canon, d’envoyer au-delà de notre atmosphère un globe de fer aimanté auquel sera rattaché un fil métallique de trente à cinquante mille mètres. Il compte qu’ayant dépassé la limite de gravitation ou d’attraction de notre planète, la sphère magnétique sera entraînée dans les ondes électriques de l’espace, et que des courants pourraient être transmis jusqu’à la surface de la terre par le fil en suspension.

« Autre histoire. Un professeur de l’Université de Michigan, M. Bailey, aurait trouvé le moyen, à l’aide d’un commutateur, de rendre inoffensif le courant électrique le plus puissant. On raconte que deux étudiants de cette Université, qui se sont prêtés à l’expérience, auraient été traversés par un courant de cinq cent mille volts — de quoi foudroyer un régiment — sans ressentir autre chose qu’une sensation agréable.

« Si quelqu’un veut essayer, il n’a qu’à faire le voyage. »

C’est déjà très curieux, mais écoutez et méditez profondément ce passage de la Substance Universelle de nos amis Albert Bloch et Paraf-Javal :

« Le fait que, dans la mesure de l’énergie, le facteur vitesse entre au carré, nous explique comment l’énergie centrifuge peut devenir très grande si le corps est animé d’une très grande vitesse. On sait, entre autres, que si la vitesse de rotation de la terre autour des pôles était dix-sept fois plus grande qu’elle n’est, l’énergie centrifuge que prendraient, en vertu de cette vitesse, les objets situés à la surface de la terre, serait précisément égale à la vitesse centripète et qu’ainsi l’action de la pesanteur se trouverait détruite. » Vous comprenez ?

— Parfaitement ; mais je ne vois pas du tout où vous voulez en venir ?

— C’est pourtant bien simple. Il est entendu que pour moi le problème consiste à vaincre l’attraction terrestre, c’est-à-dire les lois de la pesanteur. Or, comme je ne puis pas arriver, dans l’état actuel de la science, à vaincre les dites difficultés, je fais une chose bien simple, je les tourne. Vous me suivez ?

— Oui, mais où voulez-vous en venir ?

— Patience. Je veux simplement arriver à voyager très vite sur la terre ; à remplacer les chemins de fer, de manière à parcourir des distances énormes en deux minutes.

— Ça commence à m’intéresser, continuez.

— Je le pense bien. Suivez mon raisonnement : les lois de la pesanteur deviennent presque nulles en dehors de notre atmosphère, ou tout au moins si elles existent toujours, il y a des chances que les objets qui s’y trouvent ne soient plus entraînés avec la même rapidité par la terre, dans son double mouvement de rotation sur elle-même et de translation autour du soleil.

Donc je prépare un ballon-sonde avec un câble très tendu de 40 à 50 000 mètres.

— Diable, et le poids ?

— Écoutez-moi toujours… Et je le lance, une fois lancé, au bout du câble, j’accroche un ballon dans la nacelle duquel je monte, et alors, comme le ballon, qui est à 40 000 ou 50 000 mètres dans le vide, est à peu près immobile et ne suit plus le mouvement de la terre, nous restons immobiles nous-mêmes et nous laissons passer la terre, pour descendre plus loin, simplement en laissant écouler le gaz, et alors le poids de mon ballon d’en bas fait redescendre en un tour de main le ballon supérieur, et ça y est.

Or, vous n’ignorez pas que le mouvement de la terre est d’un peu moins de 500 mètres à la seconde et que le mouvement de translation autour du soleil sera par conséquent 354 fois plus grand et plus rapide dans le même laps de temps, pour un point situé sur l’équateur, c’est-à-dire dans la situation la plus favorable.

Alors il suffira de faire un calcul :

1o  pour coordonner les vitesses ; 2o  pour savoir sur quel point de la terre on se trouve ; 3o  pour obtenir enfin la résultante.

Je laisse naturellement de côté tous les calculs concernant l’inclinaison sur l’écliptique, etc.

Mais calculant simplement grosso modo que je reste immobile dans mon ballon ou à peu près, et que la terre marche sous moi à 177 kilomètres à la seconde environ, soit 10 620 kilomètres à la minute, vous voyez que théoriquement je n’exagère pas en disant que j’ai enfin trouvé le moyen d’aller d’un bout à l’autre de la terre en deux minutes.

— Vous oubliez la rotondité de la terre, qui vous ferait sortir vous-même en quelques minutes de notre atmosphère, et par conséquent étouffer faute d’air.

— J’y ai parfaitement songé : aussi je dis théoriquement. Mais c’est déjà beaucoup de pouvoir aller d’un bout de la France à l’autre ou des États voisins en Europe, en quelques secondes.

Enfin, si mon projet réussit et si je trouve des capitaux pour mettre mon affaire sur pieds, rien ne serait plus simple que d’installer des relais de ballons-sondes dans le monde entier, précisément pour éviter cette rotondité de la terre et alors il n’y aurait qu’une perte de temps de transbordement de quelques minutes d’un ballon à l’autre.

— Évidemment.

— Concevez-vous maintenant mon projet : voir passer la terre dans l’infini pendant quelques secondes en ballon, sans marcher soi-même.

C’est virtuellement la suppression des distances.

— C’est génial.

— Je le pense aussi, mais trouverai-je jamais un capitaliste assez intelligent pour me comprendre ? C’est là ce qui m’inquiète, car, tant qu’à mon projet je suis sûr de son application. »

Quand cet inventeur vraiment extraordinaire fut sorti de mon cabinet, je m’écriai :

— Cet homme est fou à lier !

Et puis, malgré moi, je me mis à ruminer son idée et je me pris à murmurer :

— Si c’était vrai, tout de même !

Ce qui prouve bien que la folie est bien la plus contagieuse des maladies !