Une planète rongée par les rats

Curieuse explication de la voie lactée. — Comment les rats peuvent arriver à rester les seuls maîtres d’un astre.

Dernièrement, dans une réunion de savants des plus distingués — naturellement — on discutait à perte de vue sur la Voie lactée, et personne n’était de l’avis de son voisin, comme bien l’on pense, lorsqu’un vieil astronome japonais qui se trouvait là par hasard, étant venu passer la belle saison à Asnières, laissa tomber lentement ces graves paroles :

— Moi, Messieurs, j’ai une idée toute autre et que je crois tout aussi personnelle que vraisemblable.

Vous n’avez pas été sans remarquer que souvent, des amas de la voie lactée ressemblent infiniment plus aux alvéoles vides d’une ruche d’abeilles qu’à un amas de nébuleuses, d’étoiles en formation, comme vous le prétendez.

Pour mon compte personnel, lorsque j’étais encore dans mon pays, là-bas, au bout de la mer, derrière la Chine, je me suis particulièrement attaché à étudier pendant des années, avec mon grand équatorial, un petit point confus et qui paraissait comme un duvet imperceptible égaré dans le ciel…

Avec le tuyau de ma lunette, je ne tardai pas avoir le bon tuyau, si j’ose m’exprimer ainsi, et comprendre en face de quel phénomène tout à fait nouveau et inconnu jusqu’à ce jour, je me trouvais. J’avais bel et bien devant moi une minuscule planète percée comme une écumoire, tout à fait à jour et qui, malgré sa petitesse, offrait à mes yeux l’image du plus grand désastre…

Et comme tout le monde s’esclaffait de rire, le vieux savant s’arrêta, sans se décontenancer le moins du monde, et reprit :

N’oubliez pas, Messieurs, que vous êtes priés de ne point faire attention aux calembours involontaires d’un pauvre extrême-asiatique, et sur ce, je continue. Je me trouvais donc en face d’une petite planète simplement rongée par les rats et qui n’était même plus une taupinière, mais une simple ratière, s’il était permis d’employer le mot dans ce sens-là.

Du reste, Messieurs, il n’y a pas là de quoi vous étonner et vous estomaquer tant que cela. À tout prendre, il n’y a là qu’un phénomène tout naturel et la seule chose qui puisse provoquer notre étonnement, c’est qu’il ne se soit pas encore produit un plus grand nombre de fois, du moins à notre connaissance.

Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler des troupes de rats, musqués ou non, qui se sont emparé d’îles entières sur les grands fleuves et les grands lacs de l’Amérique ; ils ont formé là de véritables républiques, chassant tous les autres représentants du règne animal et restant les seuls maîtres de la place.

Mais ce n’est pas tout ; et vous savez encore comment, il y a quelques jours à peine, des légions de rats ont envahi à Paris les bureaux du commissariat de M. Cornette, rue de La Rochefoucauld, qu’ils ont littéralement saccagés. Une vingtaine de dossiers, notamment, ont été dévorés ou réduits en petits morceaux ; ils contenaient de nombreuses commissions rogatoires du parquet, des documents importants, des effets de commerce saisis, des certificats légalisés, etc.

Tout le monde sait aussi que les égouts, le Métropolitain, les hôpitaux de Paris sont envahis par les rats, et que Paris, la capitale du monde civilisé et de la France, peut être englouti un jour prochain par les rats, surtout si l’on ne veut pas écouter mon excellent ami Paul Vibert, (merci bien) ici présent, qui indique le seul moyen possible de salut, en demandant la création immédiate de nombreuses équipes de hiboux, de chats-huants, dans tous les égoûts de Paris, ce qui serait très chouette ! car seuls ces oiseaux de la nuit sont capables de détruire les rats d’eau, les rats d’égoûts, les rats de cave, les rats d’église, sauf les rats… d’opéra et de bibliothèques !

Et, Messieurs, en pensant seulement à cette terrible alternative, j’ai des larmes dans la voix, ce qui, du reste, par ces chaleurs, a l’avantage de m’empêcher d’avoir soif !

Vous me croyez bien loin de mon sujet, au contraire, Messieurs, j’y suis en plein et j’ai l’honneur, moi, pauvre petit déjà poney, ce qui ne veut pas dire que je raisonne comme un cheval, de vous apporter la seule explication plausible de la Voie lactée. Il s’agit là simplement de planètes qui sont percées à jour comme de simples écumoires, parce que les rats ont anéanti toute la faune à leur surface et sont devenus les seuls maîtres des dits globes terraqués, comme disent les malins. Et voilà, Messieurs, j’ai fini…

Naturellement, l’assemblée, fortement estomaquée, et surtout par simple politesse, ne trouva rien à répondre, mais elle eut beau individuellement et in petto traiter le savant japonais de vieille bête et de noble ganache, elle n’en fut pas moins impressionnée et, à part elle-même, elle ne pouvait s’empêcher de murmurer :

— Mais si c’était vrai tout de même ! Et si même l’histoire de la planète rongée par les rats n’était qu’une fable du vieux Japonais, abusé par la fumée de l’opium, il pourrait bien se faire tout de même que Paris, un jour ou l’autre, fût la proie des terribles rongeurs et alors c’en serait vite fait de la France entière, de l’Europe, de l’Asie et même de l’Afrique, car ils sauraient bien passer le canal de Suez à la nage.

— Moi, dit un vieux paléographe, je sais qu’il y en a plein mon église.

— Et moi, plein ma cave, dit un économiste.

— Et moi, plein mon théâtre, formula un critique d’art.

— Et moi, ponctua un archéologue, j’en ai plein mes serrures !

— Il n’y a qu’une chose à faire, conclut fébrilement la docte assemblée, écoutons au plus vite l’avis aussi compétent que judicieux de Paul Vibert — merci bien ! — et allons au plus vite acheter des hiboux, des chouettes, des chats-huants, les seuls ennemis sérieux et effectifs des rats…

Et nous partîmes pour en acheter à n’importe quel prix. Et voilà comment ces charmants oiseaux nocturnes viennent de passer, sur le marché aux oiseaux, de 1 fr. 25 à 157 fr. 91 centimes pièce.

Et dire que tout cela est arrivé à propos d’une discussion de savants sur l’hypothèse de la possibilité de la vraisemblance de la supposition de voir une planète rongée par les rats !

Comme c’est drôle, la vie, tout de même !