Les nouveaux frères siamois américains

Un cas vraiment extraordinaire. — Un phénomène merveilleux. — Le nouveau clou à deux têtes de l’Exposition de Saint-Louis.
II

Tout le monde a vu ou entendu parler des fameux frères Siamois qui se sont promenés, liés ensemble par une membrane abdominale, à travers l’univers.

Tout le monde a également vu ou entendu parler de ces deux pauvres petites indiennes dont l’une est morte de la poitrine et dont l’autre se meurt depuis qu’elle a été forcément séparée de sa sœur par une opération traumatique. Eh bien j’ose dire que tout cela n’est rien à côté des deux frères Siamois, puisque le mot est consacré, qu’un de mes amis vient de voir et d’interwiever, dans un petit village des États-Unis, près d’Omaha-City, dans l’État de Nébraska, ce qui explique comment ils ne sont pas encore connus en Europe, tout comme ceux dont je viens de raconter histoire dans le chapitre précédent.

Aujourd’hui ces deux frères sont grands et forts et viennent d’entrer dans leur dix-huitième année.

Donc, il y a dix-sept ans passés, lorsque leur mère, une brave fermière du pays, les mit au monde, ce fut une révolution dans tout le district et l’on crut qu’ils allaient mourir. Ils étaient collés, soudés ensemble, mais d’une façon extraordinaire, inattendue, inouïe, tête à tête, crâne à crâne, tête-bêche en un mot ; contre toute attente, ils vinrent comme des champignons et ne tardèrent pas à montrer une grande intelligence.

La mère avait fait un lit avec un oreiller central et ils y couchaient forcément tête à tête et le lit avait deux pieds et pas de tête, lui ! C’était vraiment curieux et épatant.

Tous les médecins des États-Unis, les spécialistes des maladies des rognons et autres bipèdes pseudo-savants vinrent examiner les deux frères et déclarèrent que toute opération était impossible ou plutôt serait mortelle, car il n’y avait pas d’os du crâne entre les deux cervelles des deux frères, le sommet de la boite crânienne leur faisant absolument défaut. Il fallait donc se résoudre à attendre et à les laisser ainsi et plus tard l’examen de leurs deux têtes avec l’aide des rayons Rœntgen démontra qu’en effet toute espèce d’opération cherchant à les séparer était radicalement impossible.

Cependant ils avaient grandi, ils avaient trois ans, quatre ans, ils étaient d’une intelligence merveilleuse et leurs parents les adoraient à cause de leur infirmité même et de toutes leurs gentillesses.

Ils marchaient admirablement à quatre pattes — que dis-je, à huit pattes !

Seulement, naturellement, il y en avait un qui marchait en avant et l’autre le suivait à reculons, comme un crabe. Ils avaient appris à marcher rapidement indistinctement dans les deux sens et vraiment ils étaient arrivés à une adresse qui surprenait tous ceux qui les voyaient tous les jours dans le village.

Mais un beau jour, ils avaient près de six ans, ils plongèrent tous les leurs dans la plus profonde des stupéfactions, des craintes et des admirations, en même temps. L’un des deux s’était redressé crânement sur ses pieds et l’autre plus crânement encore, c’est bien le cas de le dire, se tenait en équilibre la tête en bas sur celle de son frère, une simple badine entre les mains pour garder plus facilement l’équilibre et les jambes tantôt droites, tantôt recourbées avec grâce et nonchalance dans le vide.

Seulement au bout d’une demi-heure, il se plaignit que le sang lui descendait à la tête et il demanda à changer de position et après un instant d’hésitation, il ne tarda pas à remplacer son frère et à le porter à son tour sur sa tête.

Je n’ai point la place, la prétention et le temps de les suivre pas à pas jusqu’à aujourd’hui. Cependant je dois ajouter que depuis plus de dix ans ils ont l’habitude de marcher tout droit, tantôt un en l’air, tantôt l’autre en bas et ils changent de position toutes les heures, simplement pour éviter les congestions et celui qui se trouve en haut, la tête en bas, n’a plus besoin de badine pour se tenir en équilibre, aussi ils passent à juste titre dans tout l’État de Nébraska pour les premiers équilibristes du monde !

Il est bien certain qu’ils sont destinés à avoir un immense succès à l’Exposition de Saint-Louis, l’année prochaine, où ils seront bien véritablement le clou — le clou à deux têtes — de la grande exhibition[1] !

Un manager va leur installer un palais et un parc où l’on verra celui d’en bas jouer du piano et celui d’en haut jouer du violon la tête en bas. On les verra se retourner et intervertir leur jeu ; on les verra labourer, celui d’en bas conduisant la charrue et celui d’en haut époussetant les mouches des bœufs. On les verra marcher à deux, quatre, six et huit pattes ou pieds ad libitum.

On les verra… mais à quoi bon dévoiler toutes ces merveilles ?

On m’affirme qu’ils vont se marier et comme naturellement ils vont être obligés de garder le même lit, sauf le trou pour loger leurs deux têtes, ils vont le faire séparer en deux par une cloison mobile, de manière à ce que les deux ménages puissent être chacun chez eux !

Maintenant quand ils veulent se retourner, ils n’ont plus besoin de se consulter, ils le font toujours ensemble, sachant réciproquement ce qu’ils pensent, tout comme les frères Siamois et les deux jeunes ménages dont je parlais tout à heure. Comme l’on voit tout devient très simple ; cependant il paraît que ça ennuie les deux fiancées, qui doutent ainsi du secret professionnel de l’alcôve, malgré les assurances de leurs futurs époux.

Enfin chose invraisemblable, mais cependant authentique, le gouvernement de leur État a voulu les nommer facteurs ruraux, sous prétexte que ça irait plus vite, celui d’en bas servant les lettres au rez-de-chaussée et celui d’en haut servant en même temps les lettres au premier étage avec ses pieds ! Étant donnée leur adresse de véritables quadrumanes, que dis-je, de véritables octomanes, la trouvaille était géniale dans un pays où il n’y a pas de concierge !

On doublait même les appointements, mais très dignement ils ont refusé et puis Saint-Louis va faire leur fortune.

Mais n’est-ce pas que l’histoire de ces deux frères Siamois Américains n’est pas banale et qu’elle méritait bien la peine de vous être contée, même après celle des deux jeunes ménages, d’ailleurs également américains.

Décidément les Siamois n’ont qu’à bien se tenir, s’ils ne veulent pas perdre un record qui les avait rendus plus célèbres que leurs éléphants eux-mêmes !

  1. Cette nouvelle a paru dans l’Ouest Républicain, le 25 octobre 1903.