L’Enfant du miracle

Toujours aux états-unis. — Curieuse fantaisie de la nature. — Vaste champ d’investigation pour le monde savant

En souvenir de l’enfant de Madame Royale, comme l’on continuait alors à appeler la duchesse d’Angoulême, auquel les parisiens gouailleurs avaient tout de suite donné le nom d’enfant du miracle, ne comprenant pas bien comment ce moutard tombait tout à coup dans le ciel historique de la France, fût-il de Bordeaux, en souvenir de cet enfant, dis-je, les Américains qui se piquent parfois, à leurs moments perdus, de connaissances historiques et aiment beaucoup à faire des citations latines qui nous rappellent les cheveux sur la soupe, viennent de donner spontanément le nom d’enfant du miracle, quoique l’on n’y croye plus guère aux miracles, à l’enfant prodige et vraiment extraordinaire qui vient de voir le jour chez eux, dans L’État de l’Illinois.

Mais n’anticipons pas et procédons par ordre pour apporter un peu plus de clarté dans mon récit.

Mes lecteurs bénévoles — et je suis convaincu qu’ils le sont tous — se souviennent comment j’ai raconté ici-même ce qui était déjà arrivé de tout à fait extraordinaire dans cet ordre d’idées :

1o  La naissance de deux enfants liés ensemble comme les frères Siamois, mais chose extraordinaire et déjà amusante, de sexes différents ;

2o  Celle de deux enfants du même sexe, à la vérité, mais réunis seulement par la tête et obligés de marcher chacun leur tour, l’un des deux ayant toujours et forcément la tête en bas sur celle de son frère.

Cependant tout cela n’est rien à côté du phénomène présent que j’ai à exposer aujourd’hui à mes lecteurs, toujours aussi authentique que les deux premiers et se passant encore, comme de coutume, aux États-Unis…

Mais n’anticipons pas encore une fois ; je comprends parfaitement, chères lectrices, votre très légitime impatience, néanmoins je crois de mon devoir le plus impérieux d’historien fidèle et impartial — toujours pour éclairer la question — d’ouvrir ici une courte et modeste parenthèse. Et c’est ainsi que je veux vous faire remarquer combien les États-Unis ont la bonne fortune de posséder le plus grand nombre de phénomènes connus en tous genres. Il n’est pas contestable qu’à l’heure présente, s’il leur prenait jamais la phantaisie — j’écris ainsi phantaisie pour protester contre les réformateurs idiots et sacrilèges de notre orthographe et de notre belle langue — de vouloir installer chez eux un murée de tératologie ; il serait certainement et incontestablement le premier du monde, bien plus épatant même que notre fameux musée Dupuytren. Mais si je fermais ici ma parenthèse, je serais incomplet et je ne dirais que la moitié de la vérité. En effet la vérité vraie, c’est que non-seulement les États-Unis possèdent d’incomparables monstres, de surprenantes anomalies humaines, mais aussi toutes les fantaisies aimables, spirituelles et inattendues de la nature, en débauche de nouveautés, tantôt charmantes, tantôt stupéfiantes.

Sur ce, j’arrive donc dans cette ville immense (voyez musique de Gounod) c’est-à-dire à Chicago, dans l’Illinois, je laisse le lac Michigan à gauche et je n’enfonce dans un vrai bourg qui n’est cependant qu’un faubourg de la grande cité — ah ! bizarrerie de la langue ! — pour vous faire entrer dans la modeste et coquette maison de John Mac-Ferlan, irlandais d’origine et forgeron de profession et de son épouse Lilite Pomadour, jeune et jolie noire pur sang, dont les grands-parents étaient originaires de la Louisiane, du temps de la domination française. Même à l’heure présente elle a encore un frère établi coiffeur à Bâton-Rouge.

Lui, le mari, est un beau grand diable blond ardent, flavescent même comme une moisson moutonnante sous l’ardent soleil de messidor !

Elle, jolie, avec des attaches fines et des mains effilées, des pieds d’enfants, est noire comme de l’ébène, noire comme Érèbe lui-même, fils du Chaos et de la Nuit…

Et cet heureux couple qui s’adore et qui possède la santé du corps et celle de l’esprit, que l’on est toujours sûr d’acquérir et de conserver par le travail, est au comble de la joie depuis deux mois et demi bientôt.

Lilite vient d’accoucher aux premiers jours du mois d’avril d’un superbe garçon.

Seulement chose étrange, surnaturelle et vraiment unique au monde, l’enfant est partagé régulièrement en deux comme couleur ; c’est-à-dire qu’il a la moitié du corps d’un ton de lait comme le père et l’autre moitié couleur de cirage très noir et très brillant, comme la mère.

La ligne de partage, sans la moindre hésitation, sans la moindre bavure, le divise bien exactement en deux, ce joli petit enfant, auquel, sur mes conseils, les parents ont donné le nom d’Hémisphère. Je trouve, en effet, que dans l’espèce, ce nom évocateur d’Hémisphère Mac-Ferlan est tout un programme.

Prenez une ligne qui parte du sommet de sa tête et finisse des deux côtés, en passant par le le milieu de son dos et de sa poitrine, entre ses jambes, il a une partie blanche et une partie noire. La moitié exactement du nez noire et l’autre blanche, de sorte que vu de profil d’un côté, il est entièrement blanc et vu de profil de l’autre côté, il est entièrement noir !

Pour moi qui ai beaucoup voyagé dans ma vie, je déclare ici humblement que je n’ai jamais rien vu d’aussi curieux et d’aussi passionnant et que les frères siamois, les jeunes sœurs Dodica et Radica, etc., etc., n’étaient rien à côté du jeune Hémisphère Mac-Ferlan dont le cas soulève certainement les problèmes physiologiques et scientifiques les plus extraordinaires que l’on puisse imaginer.

Si ses parents veulent m’écouter, ils feront de leur fils un sujet tout à fait remarquable ; c’est ainsi que je leur ai déjà conseillé de lui apprendre le français et l’anglais, de manière à parler le premier quand il se tournera du côté gauche qui est noir et le second quand il se tournera du côté blanc qui est à droite.

Maintenant si au point de vue purement scientifique, les conséquences de l’étude de ce jeune enfant peuvent être du plus haut intérêt, il est non moins certain qu’au point de vue moral, les conséquences peuvent et doivent être aussi incalculables que bienfaisantes.

C’est ainsi que le Président Roosewelt a promis d’aller visiter le jeune Hémisphère et ses parents, aussitôt qu’il le pourra et c’est ainsi que tout le peuple américain, très superstitieux et très impressionné par cet étrange enfant, déjà célèbre et photographié dans toute la République, le considère comme un signe certain de la fusion des races et y voit comme l’évidente condamnation de l’infâme lynchage.

Cet enfant n’est-il pas, en effet comme l’arc-en-ciel, signe de paix et d’union, dans toute l’immense république ? Ces idées commencent à se se faire jour partout et je vous prie de croire que pour mon compte, je fais tout ce que je puis pour les répandre, faisant remarquer la similitude de profession qu’il y a entre le père et M.  Joseph, puisque l’un est forgeron et l’autre était charpentier…

Et voilà comment ce cher petit Hémisphère Mac-Ferlan, moitié blanc et moitié noir, va peut-être rétablir l’ordre, la paix et l’humanité aux États-Unis qui en ont vraiment besoin, en ce moment surtout ! Voilà pourquoi il est bien l’Enfant du Miracle !