Frère et sœur siamois

La réunion des deux sexes. — Collés ensemble. — Leur mariage avec deux jumeaux non soudés. — Inconvénients surprenants
I

Tous les hommes de ma génération ont connu les frères siamois qui sont morts aux environs de la soixantaine, si j’ai bonne mémoire, après s’être exhibés à peu près à travers le monde entier.

Après eux sont venues les sœurs siamoises, moins intéressantes et si le phénomène a pris le qualificatif de siamois, il est bien entendu que, quoique fort rare heureusement, il peut se produire sur n’importe quel point du globe, au milieu de n’importe quelle race, de même que les enfants, en venant au monde, peuvent être collés, soudés par n’importe quelle partie du corps. Il suffit d’aller au Musée Dupuytren, dans la section de tératologie, pour en être bien vite convaincu.

Mais les seuls qui aient quelque chance de vivre sont précisément ceux qui sont seulement soudés par une membrane extensible sur le côté, comme les frères siamois. Il est évident que ceux qui sont soudés du haut en bas du corps ou par la tête, ne tardent pas à mourir après leur naissance.

Cependant j’ai eu la chance de voir en Amérique, il y a quelques années, deux sujets tout à fait nouveaux et inconnus jusqu’à ce jour et c’est d’eux dont je veux parler aujourd’hui.

Comme ces braves gens sont encore relativement jeunes et qu’ils ont eu la bonne fortune d’échapper jusqu’à ce jour à une notoriété qui leur serait absolument pénible, je me garderai bien de dire dans quelle partie de l’Amérique, j’ai eu la bonne fortune de faire leur connaissance. Tout ce que je puis dire, sans trahir leur incognito, c’est qu’ils étaient d’origine irlandaise.

Quand je me liai d’amitié avec ce couple aimable, lié si intimement et forcément par une membrane extensible sur le côté, tout comme les frères siamois, il y a bientôt huit ans, ils venaient de se marier et avaient à peu près exactement vingt-cinq ans.

Évidemment, au premier abord, il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’ils se soient mariés, ces braves gens, tout comme les frères siamois, mais où ça devient intéressant, c’est quand je vous aurai dit qu’ils étaient bien deux, mais pas du même sexe et que le couple soudé était composé d’un frère et d’une sœur !

Voilà, qui pour moi, était vraiment curieux et bien fait, comme disent les camelots.

Je n’entrerai pas dans des détails déjà connus depuis longtemps, à propos des frères siamois.

Comme ils étaient fort intelligents, ils parlaient plusieurs langues, valsaient en mesure, jouaient admirablement du piano à quatre mains, mais ne pouvaient pas jouer aux échecs ensemble, quoique très forts, puisqu’ils savaient toujours mutuellement leurs pensées.

Comme, suivant la formule consacrée des romans de 1830, ils étaient jeunes et beaux et possédaient une assez jolie fortune personnelle, dès l’âge de vingt-deux à vingt-trois ans, ils songèrent à se marier ; mais, hélas, la chose n’était vraiment pas commode à réaliser et quelle jeune fille, quel jeune homme voudraient ainsi les épouser simultanément ?

Cruelle énigme !

Le jeune homme que j’appellerai Martin pour l’intelligence du récit et pour dépister les indiscrets, aurait bien de temps en temps offert une rose, dans un doux tête à tête avec une amie de rencontre, mais la pudeur instinctive de sa sœur s’y opposait impérativement.

Et ces pauvres enfants ne voyaient, ne pouvaient avoir de salut que dans le légitime mariage.

Enfin, après bien des recherches, des parents dévoués leur firent faire la connaissance de deux jumeaux, également de leur âge, également frère et sœur, mais non soudés, également parfaitement élevés mais sans fortune.

Petit à petit il se forma une véritable intimité entre eux, et les deux jumeaux non collés, subjugués par l’amour, dirent oui, quand Martin en son nom et au nom de Martine sa sœur, les demanda en mariage, pour convoler en justes noces.

Quand je me liai d’amitié avec les deux couples, les deux jeunes femmes étaient dans une situation des plus intéressantes, ce qui était vraiment amusant pour le couple siamois, car Martine détruisait l’équilibre à son profit et au détriment de son pauvre frère Martin.

Je dois dire qu’ils formaient ensemble et chacun de leur côté, avec les deux jumeaux, le frère et la sœur qu’ils avaient épousés, les deux ménages les plus unis et les plus charmants que l’on puisse imaginer.

Comme j’avais fini petit à petit par me lier très intimement avec les deux couples qui en réalité en formaient trois, puisqu’il y en avait toujours un inséparable, malgré eux, celui de Martin et de Martine, et que j’avais même été choisi par eux pour être le parrain civil des enfants à venir, j’aurais bien voulu arriver discrètement à me rendre compte de l’intimité de leur vie familiale. Mais, sur ce terrain, ils étaient muets comme des carpes et il semblait que les deux jeunes femmes, celle soudée à son frère et l’autre, possédaient comme instinctivement une pudeur exaspérée et farouche.

Je fus donc forcé de m’en tenir aux suppositions.

Tout ce que je savais c’est que mes amis Martin et Martine, le frère et la sœur soudés, tout comme les frères siamois, ne pouvaient pas avoir de secrets l’un pour l’autre, celui-ci sachant toujours la pensée de celle-là, et réciproquement.

Je sus aussi qu’ils avaient toujours les mêmes besoins, les mêmes désirs en même temps — heureusement !

— Et les jumeaux qu’ils avaient épousés et qui n’étaient point soudés, dis-je à un ami intime, avaient-ils aussi une volonté, un désir unique ?

— Évidemment non.

— Alors ?

— Ils n’avaient qu’à écouter et à se soumettre à la volonté de leurs conjoints.

— Ça ne m’amuserait guère.

— C’est une affaire d’appréciation ; il y a un vieux proverbe qui dit que plus on est de fous, plus on rit.

— Vous croyez ?

— J’en suis convaincu.

— Mais si un veut divorcer ?

— Ils ne le pourront qu’ensemble.

— Mais certainement le jeune homme ou la jeune fille, qu’ils ont épousés, ne mourront pas ensemble ; alors il restera un ménage à trois, forcément. Ce sera atroce pour Martin ou Martine, veuf ou veuve. N’est-ce pas votre avis ?

— Sans aucun doute.

— Vous me laissez rêveur.

— Et puis, tenez, voulez-vous que je vous dise ? Je vous ai conté l’histoire véridique de mes amis Martin et Martine, le frère et la sœur siamois, soudés et collés ensemble et de leur heureux mariage. Maintenant vous voudriez bien arriver à m’emberlificoter dans une foule de questions indiscrètes, auxquelles, en vérité, je ne saurais répondre, sans danger pour moi et mes lectrices. Croyez-moi : tirons les rideaux !

Cette chronique était publiée dans l’Ouest Républicain le 1er  septembre 1901 et le 29 avril de l’année suivante les journaux publiaient la note suivante venant de Belgrade :

Une paysanne, à Golounbatz, a donné naissance à des jumeaux qui, semblables aux frères siamois, sont unis au tronc. Ce qui est curieux, c’est que l’un est une fille, l’autre un garçon, et que la première est blonde tandis que le second est brun.

Les jumeaux n’ont vécu que quelques jours.

La malheureuse s’était fait traduire ma prose par un de mes amis de passage en Serbie. La suggestion, quoi !