La maison qui pousse

Une efflorescence de pierres. — Une maison en coraux et madrépores. — Comment ma demeure a poussé en forêt vierge. — Stupéfaction du propriétaire. — Les pierres vivantes.

Pendant que je me trouvais au Cap Haïtien, dans notre ancienne Saint-Domingue, aux Antilles, à l’un de mes derniers voyages, au milieu de ma belle famille, comme notre maison de campagne du Haut du Cap ou de Bréda nous paraissait un peu petite, à ma femme et à moi, nous résolûmes d’en faire bâtir une plus grande, en nous rapprochant un peu de la rivière, dans la direction de la Petite Anse, au bord de la mer.

Allions-nous en faire bâtir encore une en bois par crainte des tremblements de terre ? C’était plus prudent ; mais comme nous avions sous les yeux l’exemple de la propriété de la Voûte, un peu plus loin, bâtie tout en pierres, avec des murailles fort épaisses du temps des Français et qui n’avait jamais bronché, je pris la résolution de faire construire une demeure tout en pierres, à un seul étage, avec terrasse, de manière à obtenir toujours et surtout pendant l’été une température fraîche, ce qui est fort agréable sous ces cieux vraiment par trop intertropicaux.

Oui, mais une fois la résolution prise, où trouver des pierres dures, solides, en abondance et à bon marché.

Il y avait bien un ingénieur fort distingué qui était en train d’enlever une partie de la montagne, près du Cap Haïtien, pour faire la route de la Petite Anse et le chemin de fer de la Grande Rivière, mais je reculais devant les frais de transport dans un pays où les routes sont mauvaises et défoncées au lendemain d’une pluie aussi diluvienne que tropicale et j’eus une idée que je crus aussi lumineuse que pratique : construire une maison avec tous les coraux et tous les madrépores qui abondaient sur le rivage et que l’on ne trouvait même pas à vendre à vil prix pour faire de la chaux, après cuisson préalable.

Comme je suis un homme de résolutions mûries sans doute, mais énergiques, qui fut dit, fut fait et, étant moi-même mon propre architecte, je m’empressai de faire réunir une grande quantité de matériaux par mes ouvriers et je fis commencer ma maison en construisant des murailles très épaisses, flanquées de deux jolies tourelles tronquées, comme tout propriétaire qui se respecte doit en posséder, — car à la campagne et même aux colonies une maison doit toujours avoir des tourelles !

Puis, pour obtenir plus de beauté, de solidité et d’élégance, tout à la fois, je fis revêtir toute la demeure, sur ses quatre faces et mes deux tourelles par une couche choisie de madrépores et de coraux.

Ces derniers formaient le fond plat des murailles et offraient à l’œil comme une couche régulière et superbe d’astrakan — ou astracan, comme dit l’Académie — d’une éblouissante blancheur.

Tous les angles, les embrasures des portes et des fenêtres, la large corniche qui courait au-dessous de la terrasse et les deux tourelles tronquées étaient revêtus de coraux également blancs, toutes leurs tiges intactes et innombrables dirigées sur le dehors.

Ma maison finie, en plein soleil, l’effet était vraiment prestigieux et l’on aurait dit qu’elle était revêtue de milliards de diamants étincelants sous les rayons de l’astre du jour, comme auraient dit nos pères et cependant la température intérieure était toujours absolument fraîche et délicieuse.

La nuit, les lucioles, les coucouilles lumineuses, grosses comme le pouce venaient se prendre dans les branches de coraux et alors la maison était tout naturellement enguirlandée de festons et d’astragales lumineux : c’était féérique, au point d’arracher des cris d’admiration à tous les noirs de la plaine, à tous les propriétaires des habitations qui s’écriaient en parlant de la maison :

— Li belle, li belle ! et en parlant de moi :

— Li petit à Bon Dieu, capable tout faire !

Il est vrai que j’avais pensé à tout — ou à peu près — et comme je savais que les coraux et les madrépores sont très spongieux, pour éviter qu’ils ne boivent inconsidérément pendant les pluies tropicales de l’hivernage, ce qui aurait rendu mes pièces humides, j’avais recouvert la terrasse et les corniches d’une forte couche de ciment de Portland. Pour les tourelles qui se terminaient par un bouquet de coraux superbes, j’avais mis la couche de ciment dessous.

Donc j’étais fier et heureux de mon œuvre et j’en jouissais déjà largement, au milieu d’un incomparable jardin d’orchidées, sans avoir oublié plus loin, dans le potager, les patates douces, les tayaux, les malengas, les arrow-roots, les ananas, le manioc, les plantations de caféiers et de cacaoyers, non plus que l’arbre du voyageur et l’immense mapou ou baobab et je me laissais vivre dans ce paradis terrestre, tout à la fois mystique, tropical et raffiné, lorsque nous fûmes rapidement rappelés à Paris.

C’est à peine si ma femme eut le temps d’emporter un gros bouquet de jockey-club et nous voguions déjà vers l’Europe.

La vie est ainsi faite que nous ne pûmes retourner que cinq ans plus tard aux Antilles, voir notre chère villa, notre cottage enchanteur, auprès de la Petite Anse.

Ô stupeur, à surprise sans seconde ! ma maison était toujours là, mais les deux tourelles poignardaient le ciel comme deux immenses bouquets de pierres. Elles n’étaient plus tronquées, les malheureuses ! les fenêtres et les portes étaient à peu près bouchées et je dus employer la scie, pour rentrer chez moi !

Ô prodige inouï, insensé, sous ce ciel béni, pendant ces cinq années les madrépores et surtout les coraux avaient poussé et grandi comme de simples fleurs de pierres, comme des plantes ordinaires !

Il faut être vraiment sous les tropiques pour voir de pareils spectacles, pour assister à de pareils prodiges !

Le lendemain je sciai avec précaution les embrasures des portes et des fenêtres et j’avais une maison plus belle, plus solide que jamais dans sa quasiment surnaturelle efflorescence de pierre !

À quelque chose malheur est bon ; avec ce système, on ne paye pas les impôts des portes et fenêtres, les collecteurs ne voyant plus d’issues, ou les croyant condamnées !

Quel malheur qu’il ne fasse pas assez chaud ici pour pouvoir y faire pousser ainsi des madrépores et des coraux !

Maintenant que mes coraux sont sciés autour des portes et des fenêtres, je suis bien tranquille. Ils ne repousseront plus qu’en dehors. Mais je possède une demeure unique au monde et je suis prêt à la faire voir et à en faire les honneurs à tous ceux qui voudront bien nous payer notre voyage.

Ils recevront une hospitalité créole, ce qui enfonce l’hospitalité écossaise et ce n’est pas loin, de dix-huit à vingt-deux jours de mer, suivant le temps !

Voici la bonne époque, en hiver. Qui veut frêter pour le Cap Haïtien et la Petite Anse un bateau de plaisir ?

Il y a tant de millionnaires sur la terre et c’est un si merveilleux voyage ; et puis vraiment ma maison est une curiosité unique au monde !

J’ai publié cette trop véridique histoire dans le numéro de l’Ouest Républicain du 3 novembre 1901 et le 26 juin 1903 le Petit Journal publiait, à son tour, la non moins véridique information suivante :

Il n’y a, décidément, qu’en Amérique que se produisent des phénomènes aussi étranges !

M. Hiram Crawley, fermier à Coral-Hill, dans l’État de Kentucky, avait construit, au mois de décembre, une grange et il s’était servi de troncs de saules comme piliers de fondations.

Par suite de pluies nombreuses et abondantes, les troncs ont pris racine et ont poussé si bien que la grange… s’est élevée à une hauteur de vingt pieds.

M. Crawley n’en a été nullement déconcerté. Il s’est dit :

— J’ai maintenant un étage et un rez-de-chaussée.

Il faut toutefois faire remarquer que la commission des bâtiments n’a pas encore donné son avis pour la simple raison qu’elle n’a pas encore eu l’occasion d’examiner ce cas de croissance.

Après ce nouvel exemple, si vous n’alliez ne pas toujours me croire sur parole, chers lecteurs, on vous rirait au nez.