La grève des enfants de chœur

Comment les enfants de chœur ont du cœur ! — Petites filles servant la messe. — La grande lutte des rouges et des jaunes. — Bagarre !

La vie est un éternel recommencement et nil novi sub sole est toujours le plus jeune des proverbes ; aussi remonte-t-il aux Romains qui le tenaient des Grecs qui en avaient hérité des Hébreux !

C’est ainsi que dernièrement, je lisais dans un journal belge la curieuse information suivante :

Henri Deguise, douze ans, et quinze de ses compagnons, tous servants de messe d’Hochelaga demandaient dernièrement une augmentation de salaire. Sur un refus de la part de M. le curé, ces bambins se sont mis en grève, causant par là beaucoup d’embarras à M. le curé dans l’exercice de ses fonctions. L’incident était en train de faire le sujet général des commérages d’Hochelaga, quand M. le curé a dû céder devant la fermeté du jeune Deguise.

La jeunesse vaut bien la peine qu’on apprécie ses services. Bravo Henri !

La bravoure n’attend pas le nombre des années.

Et c’est ainsi que cela me remettait en mémoire une curieuse grève de sacristie du même genre qui s’était produite, il y a quelques années, au milieu des montagnes des Cévennes, dans le Vivarais si vous voulez.

La petite histoire des Flandres n’est déjà pas banale, direz-vous ? Attendez la mienne, tout aussi authentique, est beaucoup plus curieuse, plus amusante, plus singulière, plus colorée, parce qu’elle emprunte une intensité particulière de vie et de mouvement à l’impétuosité du caractère méridional et parce qu’elle est comme une réduction-Colas des passions mêmes qui ont agité les hommes dans les grèves de ces dernières années. Aucun détail n’y manque — si j’ai la bonne fortune de n’être point trahi par ma mémoire et de n’en omettre aucun — et c’est là ce qui constitue tout le mérite de cette aventure, banale ou de peu d’importance en elle-même, sans doute, mais qui se présente à notre esprit comme une anecdote économique, comme un bibelot sociologique, si j’ose m’exprimer ainsi.

Reportons-nous donc par la pensée, comme disaient les conteurs de 1830, en arrière de quelques années et au fin fond d’un petit village perdu au tréfonds des Cévennes, si l’on ne trouve pas la figure trop hardie.

Un beau jour, tout comme à Hochelaga, les enfants de chœur se mirent en grève tel un seul… enfant, non pas que le curé ne les payait pas assez, mais simplement parce qu’il refusait de leur acheter une belle chemise, ou soutanelle rouge neuve.

Ils avaient bien, les pauvres petits, la fameuse chemise rouge, mais vieille, rapiécée, passée, déteinte, crasseuse et poussiéreuse, lamentable et pitoyable comme une chemise de Garibaldi, après la fameuse retraite et, en vérité, ils en avaient assez et ils voulaient la chemise rouge neuve, sans penser, pour sûr, à Garibaldi, ou ils allaient la rendre, tout comme une bonne rend son tablier, au desservant avare, rapace et sans cœur qui leur infligeait, aux yeux des gamines du pays, le dimanche, cette perpétuelle et constante humiliation. C’en était fait : la soutanelle rouge ou la grève !

La résolution une fois prise, irrévocablement, la corporation tout entière des enfants de chœur, fortement syndiquée et composée de deux enfants de chœur actifs et d’un suppléant, allèrent, trio héroïque, porter très dignement leur ultimatum à M. le curé.

Celui-ci commença par leur rire au nez et les envoya promener, mais comme il vit que la résolution était sérieuse, il voulut bien parlementer et demanda quinze jours pour gagner du temps, réfléchir et intriguer, bien entendu.

Les trois enfants, forts de leur droit et de la justesse de leur légitime revendication, lui accordèrent sans difficulté les quinze jours demandés.

Le desservant, sournois et hypocrite, en profita pour courir chez les parents des trois pauvres enfants réclamer contre eux les punitions corporelles, les châtiments les plus terribles et les plus exemplaires, menaçant de jeter les enfants insurgés à la porte du catéchisme, les menaçant eux et leurs parents de toutes les flammes de l’enfer. Mais il avait outrepassé la mesure le curé irascible ; en apprenant cela, les enfants s’entêtèrent et les mères, toujours un brin coquettes, comme toutes les filles d’Ève, toujours comme n’aurait pas manqué de remarquer un conteur de 1831, soutinrent leurs fils in mordicus et déclarèrent hautement dans tout le village qu’ils avaient absolument raison de refuser de servir la messe dans de semblables conditions.

Le curé, toujours sceptique, laissa écouler les quinze jours et, le dimanche venu, il en fut réduit à faire servir la messe par son vieux bedeau, si bedonnant qu’il ne pouvait même pas se mettre à genoux et se relever et si bégayant qu’il ne pouvait seulement pas donner les répons, encore moins les lire, ne sachant ni A ni B.

Le curé très mortifié et encore plus furieux, s’en alla dare-dare, après vêpres, voir toutes les mères des autres galopins pour se procurer de nouveaux enfants de chœur ; mais, comme Rodrigue, les petits avaient du cœur, ils se solidarisèrent avec les trois grévistes et il fut impossible au curé de trouver un gamin dans tout le village pour dire la messe. La chose commençait à devenir grave ; acheter les deux soutanelles neuves, il n’y songeait même pas, le bon desservant, il était bien trop avare et trop en colère.

Alors il eut une idée vraiment géniale. Il y avait au bout du village, près de la forêt, une malheureuse femme restée veuve jeune, qui logeait dans une pièce creusée dans la montagne, comme une troglodyte, ainsi que cela se voit souvent dans les pays montagneux et pauvres, avec ses deux filles qui suivaient le catéchisme et allaient faire leur première communion.

Le curé vint trouver la brave femme, lui mit dix sous dans la main — cinquante centimes pour être en règle avec le système décimal et ma conscience — et lui dit :

— Habillez-bien vos deux fillettes et envoyez-les à l’église demain dimanche, un quart-d’heure avant la grand’messe, sans en rien dire à personne.

La malheureuse qui n’était pas au courant de toute l’affaire, heureuse de gagner si facilement dix sous — cinquante centimes, etc, comme ci-dessus, — envoya ses enfants et le lendemain, les deux fillettes, avec chacune une robe jaune criarde superbe, servaient la messe, agenouillées de chaque côté sur la première marche conduisant au maître-autel !

Ce fut un scandale inouï, inoubliable, une révolution dans tout le pays et le curé triomphant, était radieux.

Une mauvaise tête porta plainte à l’évêché ; mais le curé répondit qu’il était la victime d’un complot ourdi contre lui par le Conseil municipal, composé de rouges, d’anarchistes ! ce qui était complètement faux d’ailleurs et naturellement l’évêché lui donna raison,

Mais le village était divisé en deux camps, et, au sortir des vêpres, les cerveaux ayant eu le temps de s’échauffer pendant le déjeuner, il y eut une épouvantable bagarre sur la place, devant le porche de l’église et garçons et filles se flanquèrent une solide tripotée, roulant pèle-mêle sur les tombes herbues du vieux cimetière, encore là à cette époque.

La plupart en tenaient pour le parti des enfants de chœur qui avaient réclamé leur chemisette rouge — pour les rouges, comme l’on disait — et d’autres en tenaient pour le parti des deux fillettes habillées de leur robe jaune, qui avaient servi la messe et continuaient à la servir, avec l’autorisation de l’évêché et formant ainsi un défi jeté à l’opinion publique par les jaunes !…

Comment a fini cette histoire ?

Bien simplement ; le curé, de plus en plus furieux, a continué à faire servir sa messe par son bedeau-sonneur…

Mais si j’ai tenu à vous conter cette véridique histoire aujourd’hui, c’est dans un but plus haut que celui de vous amuser qui, cependant, m’est doux. C’est pour fixer un point de l’histoire économique de la France, car c’est depuis cette grève des enfants de chœur d’un pauvre petit village du Vivarais que dans toutes les grèves il y a maintenant en présence le parti des rouges et celui des jaunes !

Quand je vous disais que l’histoire est un éternel recommencement !…