Les crânes numérotés

Une invention aussi macabre qu’extraordinaire. — En Suisse. — Drôle de manière de respecter les morts.

Au pays des Grisons, non loin de Coire, dans cette bonne et superbe Suisse romane ou romanche, se trouve un petit village tout à fait rigolo, comme disent MM.  les ecclésiastiques, qui lui font le grand honneur d’aller le visiter.

Il est de fait qu’il y a là une curiosité macabre qui n’est pas du tout banale.

Pour mon compte, j’ai visité beaucoup de cimetières, de Campi-Santi en Italie, dans les grottes pétrifiantes et stupéfiantes qui conservent intacts les cadavres, superbement revêtus de leurs habits de cérémonie, pendant des siècles, bien des lieux de repos en Amérique et en Europe. J’ai médité longtemps après Victor Hugo, au milieu des cadavres noircis et arrachés de la terre encore à demi-conservés, au fond de la crypte de Saint-Michel à Bordeaux.

J’ai vu les momies hiératiques au fond des pyramides et parfois arraché en partie leurs secrets, comme je l’ai raconté ici[1].

J’ai contemplé face à face les guerriers empanachés, conservés sous de grandes vitrines dans la cathédrale de San Juan de Porto-Rico, au temps de la domination espagnole.

Il y a quelques jours à peine je visitais en détail le merveilleux et incomparable cimetière de Barcelone, derrière Montjuich, qui a fait d’une montagne aride un point riant et une extraordinaire exposition de sculptures et d’œuvres d’art et j’ai même poussé jusqu’aux Baléares et j’ai vu dans la cathédrale de Palma, à Majorque, un roi que les prêtres ont tiré de son tombeau sous mes yeux, réhabillé à la fin du XVIIIe siècle de vêtements somptueux et qui dort là de son dernier sommeil, si j’ai bonne mémoire depuis 1392.

Oui j’ai vu tout cela et j’en ai conservé une intense et souvent poignante vision qui, presque toujours, ne manquait pas d’une certaine grandeur, mais je n’ai jamais vu rien d’aussi lugubrement grotesque, d’aussi cruellement cocasse que ce que les bonnes gens du petit village, près de Coire, aux pays des Grisons, ont trouvé le moyen d’inventer, dans leur imagination dévergondée de cerveaux malades.

Et quand je parle de ce petit village perdu dans les montagnes, je suis bien modeste, car je me suis laissé dire qu’il y en avait d’autres possédant la même curiosité (?) dans la contrée.

Donc, comme cela existait encore dans toute la France il y a seulement quarante ans, dans mon enfance, le cimetière se trouve autour de l’église et les vieilles tombes, à demi-effacées, sous les injures du temps, les pas des gamins du village et la voracité de l’herbe, forment comme une ceinture mélancolique autour de la vieille église, où chaque soir au haut du clocher tremblant, un hibou familier aidé de sa compagne, module sur un ton chevrotant la prière des morts.

Auprès de la sacristie, formant comme une annexe, le long de l’église, se trouve une seconde pièce ; c’est la salle des morts.

Au fur et à mesure que le cimetière est plein et qu’il faut de la place pour les jeunes morts, si j’ose m’exprimer ainsi, on fait déguerpir les vieux macchabées et sous l’œil paterne et terne tout à la fois du curé, des mains sacrilèges viennent les arracher à leur dernier sommeil.

On laisse à la terre tous les petits os, le fretin lamentable des ancêtres, que tous les peuples ont eu la faiblesse de respecter depuis le commencement du monde, et l’on ramasse seulement les crânes et les tibias que l’on numérote avec soin pour savoir exactement à qui ils ont appartenu…

Quand à Paris, un voyou qui en assomme un autre, lui crie :

— Numérote tes abatis, ce n’est qu’une figure de rhétorique populaire ou plutôt populacière ; au pays des Grisons, c’est comme l’on voit, une sinistre vérité que l’église a fait entrer dans les mœurs de ces braves et simples populations : perinde ac cadaver ! c’est toujours le même procédé.

Lorsque l’opération est terminée et que les crânes et les tibias sont longuement numérotés on a les offrir à leurs familles respectives — ce qui n’est d’ailleurs qu’une formalité — et si elles refusent — ce qui arrive toujours — on les place alors, avec ordre et méthode, dans la fameuse salle des morts, à la suite, classés avec leur numéro d’ordre, entre l’église et la sacristie.

Pour moi je ne connais rien de plus horriblement funambulesque.

En général la salle des morts est assez désertée ; les gens du pays n’y vont guère qu’aux fêtes religieuses et plus particulièrement le jour de la fête des morts et à la Toussaint. En été elle est très visitée par les touristes, les étrangers et alors ce musée macabre devient une source de gros, très gros revenus pour ceux qui encaissent la forte somme, généralement un franc par visiteur, sans compter les cierges. Il suffit d’une centaine de mille visiteurs pendant la saison pour mettre un beurre de première qualité dans les épinards.

Tout cela ce n’est rien ; en général, les touristes et les étrangers, un peu surpris et légèrement estomaqués — il y a de quoi — se conduisent avec respect devant ces crânes anonymes et ces tibias inconnus pour eux, car les numéros ne leur disent rien.

Mais on sait que les Suisses voyagent beaucoup à travers le monde ; ceux des trois cantons romanches ou italiens, comme vous voudrez, sont généralement pâtissiers, peintres ou vitriers et souvent ces deux dernières professions n’en qu’une font pour eux.

Or, on se dégourdit vite à la ville et si les voyages forment la jeunesse, ils déforment parfois le cœur et lorsque un jeune homme revient au village, il va revoir la salle des morts, le vestiaire macabre des ancêtres, il connaît les numéros de sa famille et sans penser à mal, insouciant et inconscient comme la jeunesse même, il s’écrie :

— Tiens ! le crâne de ma tante ! Eh bien elle avait une sale bouillotte, cette pauvre Octavie !

— Tiens ! les tibias de grand’maman ; on la disait légère, j’te crois, avec des flûtes pareilles ! et les plaisanteries au très gros sel continuent ainsi et je veux en faire grâce à mes lectrices par respect pour elles.

Et moi, pauvre vieux parisien soi-disant sceptique et endurci, je trouve ce spectacle lamentable et scandaleux et je ne comprends pas comment cette population suisse, si honnête, si probe, si travailleuse, permet aux prêtres de se livrer à de pareilles mascarades avec les os de leurs pauvres vieux parents, dans un seul but de lucre, dans le seul but d’arracher l’été beaucoup d’argent aux touristes et aux étrangers.

Pouah ! quel sale métier et s’il y a des gens sans scrupule qui affirment que l’argent n’a pas d’odeur, il doit cependant y avoir une limite…

Allons, braves habitants du pays des Grisons, souvenez-vous un peu de la légende biblique, du fils de Noé, couvrant la nudité de son père, ivre comme un portefaix — s’il y en avait alors — et ayez la pudeur de jeter un voile sur la nudité rétrospective et ancestrale de ces crânes grimaçants, de ces tibias vides et sonores comme des flageolets fêlés.

Il y a là comme un attentat à la pudeur, non pas de la chair vivante et palpitante — ce qui serait presque une excuse — mais un attentat à la pudeur intime de l’âme, de la conscience humaine et c’est pourquoi je vous en supplie, à mains jointes, au nom de tout ce que vous avez aimé et respecté, au nom de votre mère auguste, au nom de l’aïeule aux cheveux blancs, n’écoutez plus la voix de ces hommes mercantiles qui battent ainsi monnaie sur la carcasse de vos ancêtres ; rendez ces os à la terre et fermez pour toujours, supprimez plutôt cette salle des morts et tous les honnêtes gens vous en seront reconnaissants, croyez-m’en !

— Les curés de Coire considèrent leurs ouailles comme des poires, me dit l’écho, moqueur, et ceux des Grisons comme des… ! — parfaitement !

  1. Voir Pour lire en automobile.