Cette coquine de fatalité

Trains express dans les deux sens. — Ce que l’on trouvait au même endroit. — Ça porte bonheur, mais c’était écrit !

— Je n’ai jamais joué de ma vie et j’espère bien ne jamais jouer, d’abord parce que je trouve tous les jeux — d’argent bien entendu — profondément immoraux et démoralisateurs, ensuite parce que j’ai les cartes en horreur — heureusement — et, enfin, parce que ma passion pour les exercices physiques m’a toujours préservé de l’autre.

J’appartiens donc à la race très rare des bipèdes qui vont passer tranquillement un mois à Monaco, sans même risquer un louis à la roulette et sans même en avoir le désir.

Or, un soir, j’étais en train de fumer tranquillement un cigare lorsqu’un vieux raseur, un déclassé qui venait régulièrement essayer des martingales, lorsqu’il avait quelques louis en poche et de quoi payer son voyage, m’aborda en me disant :

— Tiens, vous ici ? moi j’arrive de Paris pour essayer une combinaison qui a presque réussi à Spa ; mais depuis je l’ai perfectionnée.

— Ah bast :

— Mais oui ; vous, vous ne jouez pas, vous êtes au-dessus de çà, heureux mortel.

— Il est bien simple de m’imiter.

— Impossible, le démon du jeu, des combinaisons, me tient — oh, sagement, — je ne me suicide pas quand je suis décavé, je m’en retourne.

— Je le sais. Mais expliquez-moi un peu comment vous pouvez espérer corriger, domestiquer même et faire obéir à vos calculs les plus savants, la chance, le hasard, la fatalité, le destin si vous voulez, enfin cet imprévu, cet inconnu dont les caprices sans cesse renouvelés vous échappent forcément ?

Là-dessus mon homme me fit une théorie de ses martingales qui dura trois heures et dont je vous fais grâce, mais comme le lendemain je le retrouvais à la même heure, au même endroit, il voulut recommencer.

— Non, de grâce.

— C’est vrai, mais je ne sais pas parler d’autre chose, moi ! Aussi permettez-moi de revenir sur la fatalité et sur ce que j’appellerai le côté anecdotique de la question et j’espère que vous voudrez bien avouer avec moi que, parfois, le hasard a de singulières fantaisies.

— Pour ça je suis d’accord avec vous.

— Ainsi figurez-vous que dans toutes les villes d’eau où l’on joue, ici, comme dans toutes les stations de Belgique, à Spa, à Dinant, aussi bien que dans les villes d’Allemagne on conserve le souvenir de séries légendaires et tout à fait extraordinaires. La rouge va sortir vingt fois de suite et tout le monde connaît l’histoire de ce jeune officier allemand qui entre dans la salle de jeu du casino de Bade, jette sur la table l’unique louis qu’il avait en poche, gagne, double, regagne, redouble jusqu’à ce qu’il ait fourré dans sa poche cent mille francs, en moins d’une heure.

Alors il se lève, dit tranquillement : « j’en ai assez » et s’en va, à la stupéfaction de la galerie et du banquier. Chose curieuse, il aurait continué, qu’il aurait tout perdu le coup d’après ses cent mille francs et plus avec ; depuis, cet homme n’a jamais touché aux cartes que cette fois dans sa vie, ce qui est une façon de parler, à propos de la roulette !

— Avouez que ces exemples sont tout à fait démoralisants et capables de faire tourner les têtes un peu faibles, tout le monde se figure qu’il sera dans le cas de ce jeune officier, c’est l’histoire de la loterie qui ruine le peuple en Italie, car l’on court toujours après le gros lot, soutenu par l’espoir chimérique d’être l’heureux gagnant !

— C’est aussi mon avis, mais tout cela n’est rien à côté de l’extraordinaire aventure qui me revient en mémoire.

— Contez-la moi.

— En vérité, je ne sais si je le puis, car je dois vous avouer que c’est une histoire…

— Scabreuse ?

— Non, pas précisément, mais grasse, comme l’on disait au XVIIIe siècle.

— Allez-y toujours et gazez.

— Je vais tâcher. Donc vous connaissez aussi bien que moi les grands rapides de Paris à Marseille ; eh bien il s’est passé, il y a environ six ans, un peu avant d’arriver à Montélimar un phénomène tout à fait étrange qui a duré quatre-vingt-dix jours, c’est-à-dire très exactement trois mois… mais, en vérité, je ne sais si je dois continuer…

— Allez donc.

— Vous savez que tous les grands wagons à couloir renferment un petit cabinet de réflexion, ce que les Anglais appellent des water-closets et vous savez également que par mesure de propreté, d’hygiène et de convenance, les voyageurs sont priés de ne pas s’en servir pendant que les trains sont arrêtés en gare.

— Parfaitement.

— Eh bien figurez-vous… non, mais vous n’allez pas me croire et cependant c’est l’exacte vérité.

— Continuez, fis-je impérativement.

— Donc un jour un peu avant d’arriver à Montélimar les ouvriers et cantonniers de la voie remarquèrent que les voyageurs des express, montant et descendant dans les deux sens — chose admirable — s’étaient… soulagés, entre les rails, formant deux petits tas juste en face l’un de l’autre.

Ces braves gens remarquèrent la chose en riant et dirent :

— Tiens, les deux font la paire !

— Ça nous portera bonheur…

Le lendemain les deux tas avaient doublé et ainsi de suite tous les jours !

Les hommes en arrivèrent, intrigués et surpris, à attendre le passage des express et toujours automatiquement « ça » tombait au moment précis du passage en coup de vent des wagons sur la pointe exactement des deux tas grossissant à vue d’œil. Au bout de huit jours ils étaient réunis, au bout de douze ils débordaient, au bout de quinze les deux tas étaient si haut que les trains les labouraient en passant, c’était horrible !

Le haut personnel averti, craignait un déraillement, car à la fin la matière fait cale, en durcissant au soleil et l’on appelait plus la ligne de Lyon à Marseille que la ligne de Cambronne. Des ingénieurs, des employés supérieurs montèrent dans les express pour se rendre compte du fait, pour distraire les voyageurs au passage fatal ! Rien n’y faisait et souvent c’étaient eux-mêmes qui étaient pris de coliques au moment psychologique et qui apportaient leur contribution personnelle aux deux tas désormais historiques. La Compagnie avait été obligée de créer une équipe qui déblayait les deux voies toutes les semaines et jamais les chutes ne se produisaient seulement à un centimètre d’écart et la Compagnie avait placardé des affiches dans toutes ses gares annonçant la vente de guano humain ! et elle était épatée de ce nouveau sous-produit de son exploitation !

Enfin au bout de trois mois, jour pour jour, le phénomène cessa et la matière continua à se répandre de Paris à Marseille, et Montélimar ne fut plus le seul point privilégié et arrosé !

Ça a porté bonheur à la Compagnie qui ne tarda pas à se passer des garanties d’intérêt. Mais n’est-ce pas que voilà un coup du hasard tout à fait extraordinaire, tout à fait authentique, car tout le personnel du P.-L.-M. en a gardé un souvenir impérissable et alors, moi, pauvre toqué de la martingale, comme vous dites, je ne vois pas pourquoi un jour aussi un caprice du hasard ne ferait pas sortir la rouge ou la noire pendant trois mois de suite.

— C’est curieux. Cependant, homme superstitieux qui croyez, comme tous les joueurs, aux fétiches, encore un mot : que pensez-vous du hasard, du destin, de la fatalité, de tout ce que vous voudrez dans cet ordre d’idées ?

— Le hasard ? moi je pense tout uniment que c’est le plus grand fumiste du monde.

— C’est aussi mon avis.

Et nous allâmes nous coucher, très troublés par les caprices fantasques de cette coquine de fatalité !