L’amour en partie double

Terrible alternative. — Entre les deux son cœur ne balançait pas. — Une heureuse solution matrimoniale.

Il est vraiment extraordinaire de voir avec quelle facilité tout le monde se connaît et se perd de vue à Paris, pour se retrouver dix, quinze, vingt ans plus tard… quand on se retrouve !

J’avais beaucoup fréquenté autrefois un brave garçon circulant un peu dans notre monde des journaux et dans celui des affaires, voire même à la Bourse, faisant mille métiers dont le principal était la publicité et trouvant en définitive toujours le moyen de gagner largement, très largement sa vie.

Un beau jour je le vis soucieux, préoccupé et je me permis de lui en demander la cause.

— Rien, me dit-il, des histoires de famille ou plutôt des peines de cœur ; ce sont des bêtises, mais j’espère bien que tout finira par s’arranger.

Naturellement, je n’insistai point. Cependant comme il avait air de plus en plus triste et même malade, au physique comme au moral, je risquai de nouveau une timide question indirecte :

— Voyons, mon pauvre vieux, il paraît que ça ne va pas ?

Il me regarda avec des yeux inquiets et interrogateurs et comme il vit que les miens exprimaient un vrai sentiment d’intérêt, sans vaine curiosité, il réfléchit un instant et lentement :

— Je vois bien que vous me portez un réel intérêt ; eh bien, venez ce soir dîner avec moi chez Verdier, à huit heures, et je vous conterai ma vie tout en vous demandant un conseil, car je me trouve bien dans la situation la plus atrocement douloureuse que l’on puisse imaginer.

— Bast ! à votre âge ! nous verrons cela ; à ce soir.

Lorsque nous eûmes fini de dîner sobrement dans un petit cabinet du premier, tout en prenant le café, il commença en ces termes :

— Oui, mon ami, il faut que j’aie une grande confiance en vous pour vous avoir convié à écouter mes plaintes ce soir et, le cas échéant, pour être prêt à suivre vos conseils, s’il est vrai toutefois qu’il puisse y avoir un remède à l’effroyable situation dans laquelle je me trouve actuellement.

Vous me connaissez, vous savez si je suis un garçon sérieux, un travailleur.

— Certes.

— Mais j’ai vingt-sept ans, j’aime follement valser…

— Ce n’est pas un crime ; j’ai connu cette folie autrefois.

— Or, dans le monde, j’ai rencontré deux sœurs absolument adorables, bonnes musiciennes, jeunes, jolies, plus : très belles et j’en suis tombé amoureux fou…

— Des deux ?

— Hélas, oui !

— À la fois ?

— Sans doute ; et puis je ne vois pas bien.

— Dame, successivement, vous comprenez, cela aurait pu simplifier les choses.

— Oh, jamais, fit-il avec indignation. Elles sont jumelles et se ressemblent comme deux gouttes d’eau ! Et puis ce qu’il y a de plus malheureux, c’est qu’elles m’aiment également, follement, toutes les deux, comme je les aime moi-même. Voilà bien, il me semble, une situation sans issue. Elles ont vingt ans et quelques mois et nous n’avons trouvé qu’une solution à cette impasse inextricable : mourir tous les trois ensemble.

— Mon pauvre ami, ce que vous dites-là est complètement idiot ; on ne meurt pas à vingt ans et pas davantage à vingt-sept. Votre cas est évidemment très curieux et je ne chercherai pas à raisonner avec un amoureux ; mais moi, dans un cas pareil, fort de mon amour et de ma conscience, je ferais comme les filles de Reclus, je me marirais tout seul à la face du ciel, avec les deux, à moins qu’elles ne préfèrent la mairie du 21e et je ferais un ménage à trois, absolument heureux, me moquant du qu’en dira-t-on… à moins, encore, qu’elles ne soient trop jalouses l’une de l’autre.

— Pas le moins du monde, mais elles ne consentiront jamais à cette union libre.

— Elles sont religieuses ?

— Pas le moins du monde, mais elles veulent une consécration officielle, conforme à leur pudeur, à leur honnêteté, à leur conscience.

— Diable ! le problème se complique. Je vous répondrai demain, si vous me promettez, à votre tour, de venir dîner ici, demain, à la même heure.

— Volontiers. Mais vous ne trouverez aucune solution en vingt-quatre heures.

— Qui sait ? La nuit porte conseil.

Le lendemain, fidèle au rendez-vous, radieux, je l’attendais et le garçon n’avait pas encore accroché son pardessus que je criai à mon ami, à pleine voix :

— J’ai la solution.

— Impossible.

— Si. Pouvez-vous quitter Paris ?

— Pour deux mois, oui, pour toujours, non, car c’est là seulement dans le monde qui gravite autour de la Bourse que je puis gagner largement et honorablement ma vie en m’occupant d’affaires.

— C’est entendu. Écoutez-moi bien. Puisque vos deux sœurs fiancées veulent absolument une consécration légale au mariage, à leur double mariage avec vous, vous allez leur donner rendez-vous à Constantinople. Si là on fait des difficultés, vous passerez en Perse ; vous vous convertirez à l’islamisme, vous vous ferez naturaliser turc et, immédiatement après, vous pourrez, sous la loi tutélaire de Mahomet, épouser légitimement les deux sœurs en justes noces. Avouez que ce sera un peu plus moral que de vous suicider bêtement tous les trois au printemps de la vie, comme on disait autrefois.

— C’est ma foi vrai ; je vais tâcher de les décider et, après ces diverses formalités, devenus tous trois Turcs naturalisés et mahométans, nous pourrons revenir en France. Autrement, nous serions poursuivis pour le crime problématique de bigamie par nos lois imbéciles.

— Évidemment…

Depuis, dix ans se sont passés ; j’ai moi-même voyagé, mais je viens de rencontrer mon ami. Il m’a emmené dîner chez lui, au sein de sa famille.

Mues par un amour profond et sérieux, ses deux jeunes fiancées l’ont suivi à Constantinople. Aujourd’hui ils sont tous trois convertis à l’islamisme et naturalisés Turcs. Mon ami a deux femmes légitimes qui continuent à adorer et deux bébés charmants.

Il porte un fez sur la tête et s’estime l’homme le plus heureux du monde.

Ses deux femmes et lui me sont tombés dans les bras en pleurant de joie avant le potage, me disant :

— C’est à vous que nous devons notre bonheur. Voyez quel joli ménage à trois et légitime encore, formé par nous, et tout cela est votre œuvre, puisque vous seul avez trouvé la solution juste et pratique !

Je me défendis avec modestie et comme les deux jeunes femmes légitimes et mahométanes de mon ami sont dans une position intéressante, j’ai promis d’être le parrain des nouveaux-nés, quand ils auront vu le jour — parrain tout moral, et je suis rentré tout ragaillardi et joyeux, en pensant qu’avec un bon conseil, j’avais ainsi pu faire le bonheur de toute la vie de trois êtres charmants et faits pour s’aimer.

— Voyez-vous, dans la vie, avais-je dit aux deux jeunes épouses, il n’y a qu’une chose : il faut toujours savoir s’arranger.

Si vous êtes dans ce cas, chers lecteurs ou chères lectrices, croyez-moi, passez en pays musulman et faites-vous naturaliser et convertissez-vous.

Il n’y a encore que là que l’on comprenne vraiment la vie pratique et les choses du cœur.