Les cruautés de la vie banale

Les morts cruelles. — Le chien fidèle. — La pendaison géminée. — Les cinquante et une manières de recoudre le ventre des patients dans les opérations chirurgicales. — Petit manuel à l’usage des praticiens.

Eh bien vous me croirez si vous voulez, j’ai pas mal voyagé dans ma vie, je vieillis hélas ! et je ne n’épate plus facilement et cependant je n’ose plus lire les nouvelles diverses dans les journaux ; tout ça n’émeut, tout ça me tire les larmes des yeux, des larmes sincères, et j’ai peur, à la fin, de devenir tout à fait neurasthénique.

Mais au fait à quoi bon philosopher ainsi ? Je vais simplement aujourd’hui citer trois petits faits banals — pourquoi pas banaux ? — de la vie courante et, ensuite, vous me direz si vous n’êtes pas de mon avis et si vous ne partagez pas mes craintes légitimes pour l’intégrité de votre ciboulot !

Je commence par l’histoire épatante d’un chiffonnier et de son chien, fidèle jusque dans la mort et… au-delà, comme l’ont fait remarquer très justement les gazettes.

« Il existe à Saint-Ouen, ou plus exactement dans le vieux Saint-Ouen, un large espace presque désert, redouté des passants attardés, que l’on nomme la plaine des Malassis.

Depuis longtemps déjà, les habitants de la commune ont demandé, vainement d’ailleurs, l’assainissement de cette partie de l’ancienne ville, qui est pour la ville neuve une perpétuelle menace.

Une population très mêlée, mais surtout composée de chiffonniers, y habite et trouve asile dans des cahutes de bois vermoulu, où le vent fait rage, où la pluie, filtrant par les toits délabrés, suinte dans ces étranges logis.

À l’intérieur de ces masures lépreuses, vivent pêle-mêle des familles entières, et les enfants, sales et loqueteux, y grouillent dans la vermine, parmi les détritus de toutes sortes.

C’est dans une de ces misérables cabanes, assez isolée des autres cependant, qu’habitait un vieux chiffonnier de soixante et onze ans, le père Martin.

Il vivait seul, avec son chien, Sultan, un superbe bouledogue, dans un taudis infect. Le pauvre homme n’avait plus la force de travailler ; on lui jetait quelquefois, quand on y pensait, quelques croûtes de pain qu’il partageait avec son fidèle compagnon.

Jeudi matin, les voisins du père Martin s’étonnèrent de ne l’avoir pas vu depuis sept ou huit jours, puis ils s’inquiétèrent, des femmes ayant affirmé avoir entendu, plusieurs fois, à la tombée de la nuit, le chien « hurler à la mort ».

On prévint M. Defert, commissaire de police de Saint-Ouen, qui, accompagné de son secrétaire, M. Forgeron, et du docteur de Louradour, se rendit aux Malassis.

Par une lucarne, dont la vitre était ternie par la pluie et la poussière, on aperçut dans l’intérieur un corps étendu.

D’un coup d’épaule, la porte fut enfoncée et, malgré l’odeur, on aurait pénétré dans le charnier si le chien, d’un bond terrible et menaçant, ne s’était jeté en avant.

D’un coup de revolver, un agent abattit l’animal. On pénétra dans la cahute.

C’était affreux. Dans une demi-obscurité, on distinguait, étendue sur un grabat sordide, une forme humaine : c’était le père Martin.

Il était sans doute mort de froid et de faim depuis plusieurs jours, car son corps, à peu près dépouillé de ses vêtements et décharné comme un squelette, était en pleine décomposition : en outre, le nez, les joues, les yeux, avaient été mangés par les rats, le bras droit et la main gauche également. Et autour du corps, une dizaine de rats, gisant égorgés, attestaient que le chien, le fidèle compagnon du vieux chiffonnier, avait défendu avec acharnement le corps de son maître contre l’armée de rongeurs qui le déchiquetaient,

Toutes les vieilles filles et les âmes sensibles ont pleuré sur la mort tragique de ce pauvre chien beaucoup plus que sur celle du vieux biffin qui, à soixante-et-onze ans, était vraiment bien fait pour constituer un mort.

Mais voilà qui m’a beaucoup plus ému et j’avoue que je ne suis pas arrivé au bout de ce récit tout à la fois sentimental et tragique, sans éprouver une très violente émotion ; j’aurais voulu en faire la lecture tout haut, que les sanglots m’auraient empêché d’aller jusqu’au bout.

« Le commissaire de police du quartier Croulebarbe a constaté, hier, le suicide par pendaison, 28, rue des Cordelières, des époux Vey, âgés de cinquante-huit et quarante-sept ans.

Les époux Vey, mariés depuis de nombreuses années, étaient très connus et estimés dans le quartier de Croulebarbe qu’ils avaient toujours habité.

Lui, ouvrier mégissier, gagnait de fortes journées et travaillait régulièrement ; elle, très courageuse, était employée comme porteuse de pain, dans une boulangerie, 5, boulevard Arago.

Le ménage, dont les goût étaient très simples, était des plus unis ; il aurait vécu très heureux si, il y a deux ans, un accident très grave n’était arrivé au mari, le mettant dans l’impossibilité complète de continuer à travailler.

Dès lors, malgré le courage de Mme Vey, la misère s’installa dans ce foyer, naguère si heureux, d’autant plus vite que la malheureuse femme, atteinte de douleurs aux jambes, ne pouvait plus que difficilement monter les escaliers.

Les deux époux, las de lutter sans succès, complètement découragés, prirent, mardi soir, la résolution de mourir ensemble.

Au plafond de la petite chambre qu’ils occupaient au rez-de-chaussée du 28 de la rue des Cordelières, se trouvait un solide piton, destiné à une suspension. Les deux désespérés y attachèrent solidement chacun une corde, s’habillèrent de leurs plus beaux effets, montèrent sur une chaise et, après s’être donné, dans un suprême adieu, un dernier baiser, ils se passèrent chacun leur corde au cou, et se lancèrent dans le vide, après avoir renversé du pied leur chaise.

Hier matin, la boulangère ne voyant pas venir à son travail sa porteuse de pain, se rendit à son domicile.

Elle frappa à la porte et n’obtint pas de réponse ; elle regarda alors à travers un carreau de la fenêtre et recula épouvantée. Les deux époux, étroitement enlacés, étaient suspendus dans le vide ; la mort semblait déjà remonter à plusieurs heures.

Sur leur table, les désespérés avaient laissé une lettre, dans laquelle ils déclaraient se donner la mort, en présence de l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaient d’arriver à joindre les deux bouts.

Ils priaient leurs amis de n’apporter à leurs obsèques ni fleurs ni couronnes et demandaient à être inhumés ensemble ».

Quand on assiste à de pareils drames, l’on se demande parfois avec une certaine inquiétude si notre civilisation est si parfaite que cela et si les pauvres noirs, dans l’intérieur de Afrique, soi-disant sauvages, auraient ainsi laissé ces malheureux chercher un refuge dans la mort ! Certes non et ils auraient au moins su partager avec eux leur morceau de cassave ou de poisson séché aux soleil des tropiques.

J’arrive à mon troisième fait divers ; il m’est envoyé en droite ligne de Rome et comme, suivant le procédé cher à Victor Hugo, il joint le rigolo à l’horrible, le grotesque au drame et le bouffon au tragique, il évoque tout à la fois en vous des sentiments de pitié et des nausées. Je cite la dépêche :

« Le Sénat, constitué en haute cour, a acquitté le professeur Antonino Dantona, sénateur, qui était accusé d’avoir, dans une opération chirurgicale, laissé un tampon de gaze dans le ventre du patient, qui avait succombé.

Le Sénat a décidé qu’il n’y avait pas eu crime. »

À la suite de ce jugement plutôt optimiste et qui rappelle un peu trop Pangloss, on affirme que les honorables pères-conscrits se seraient réunis en comité secret pour élaborer un petit manuel tout à la fois précis, sévère, mais juste à l’usage des médecins, praticiens, chirurgiens et vétérinaires en général :

1o  Il est permis aux praticiens d’être distraits comme à tout le monde ; donc le fait de laisser dans le ventre du patient des tampons de gaze ou ouate, des ciseaux, des forceps, des irrigateurs, des éponges, des vieilles pipes, des blagues à tabac et tous autres instruments quelconques au service de l’opérateur, sera toléré et ne saura dans aucun cas être imputé à crime ;

2o  Mais par contre les chirurgiens ne sauraient en aucun cas être excusés et seraient poursuivis conformément à la loi, s’ils commettaient la légèreté impardonnable de laisser un piano, un automobile, une machine à coudre, une cuisinière en fonte, un compteur à gaz, une baignoire ou une pendule dans le ventre ou les entrailles du patient qu’ils viennent d’opérer.

3o  … Mais je pense que je n’ai pas besoin d’en citer davantage et que mes lecteurs seront frappés de l’esprit de haute justice et de touchante humanité qui a présidé à la rédaction de ces deux premiers articles du nouveau règlement.

Je dirai plus, avec un pareil règlement, garantissant une sécurité parfaite pour le malade, ce doit être un vrai plaisir de se faire opérer de l’appendicite.

N’est-ce pas votre avis ?

Mais n’est-ce pas que les cruautés de la vie banale ne sont pas… banales ?

La précédente chronique a paru le 13 mars 1904 dans l’Ouest Républicain et le 10 avril de la même année je dus écrire la note suivante dans le même journal :

J’ai parlé ici-même de la nécessité de faire une loi contre les chirurgiens qui laissent un tas d’instruments, d’éponges et de serviettes dans le ventre des opérés — des victimes.

Voilà un médecin qui me fait l’honneur de me répondre ; je cite un passage de son article plus que rigolo et surprenant :

« Neugebauer explique la façon dont les compresses sont dissimulées dans certains cas. Une hémorragie se produit, on tamponne. Si, à ce moment, il survient des vomissements, les anses intestinales recouvrent la compresse. Quand la narcose n’est pas profonde et est faite par un assistant, peu au courant de cette pratique, ce désagrément survient fréquemment et peut causer de sérieux ennuis.

» Soit dit en passant, Houzel a fait construire, il y a deux ans, une pince spéciale destinée à maintenir les compresses abdominales dans la laparotomie.

» Everke a dû subir les ennuis d’un procès, parce qu’il avait laissé un tampon dans le péritoine d’un opéré. Ahlfeld, malgré son talent incontesté, a éprouvé le même ennui.

» Neugebauer met en garde les praticiens contre les critiques des clients et prévoit même les cas de chantage.

» En résumé, cet auteur a relaté 195 cas de corps étrangers de l’abdomen, 108 en 1900 et 87 en 1904.

» Cette forte série fera réfléchir tout le monde. On doit par les moyens précités chercher à réduire au minimum le danger des laparotomies ».

Ainsi, mes enfants, voilà qui est entendu, quand un accident, moi je dis un crime pareil se produit, ça n’est pas une catastrophe pour la pauvre victime, mais seulement un ennui pour le médecin qui a un procès ! Et si un client se regimbe, ou si une fois mort ou tué par le chirurgien, ses parents font un procès au pauvre chirurgien meurtrier, c’est du chantage, vous entendez bien du chantage !

Maintenant il est évident que 195 personnes assassinées de la sorte en moins de deux ans, c’est une simple paille !

Voilà qui nous révèle une mentalité vraiment bien spéciale et Émile Ollivier doit être dans la joie, car il a trouvé dans l’honorable corporation des médecins et chirurgiens des gens qui lui font la pige avec un cœur encore plus léger que lui !

Maintenant ne venez pas me parler du devoir professionnel, de la conscience, de la responsabilité morale ; tout ça ce sont des calembredaines vieux jeu et si on n’avait pas les ennuis d’un procès et même du chantage de la part d’opérés grincheux, l’on pourrait au moins charcuter tranquillement les gros clients et laisser sa batterie de cuisine, ses gants, sa blague à tabac et ses chaussettes dans leur ventre !

Mais voilà, il y a toujours les ennuis et le terrible chantage !

Il faut avouer qu’il y a des malades bien embêtants. Oh les pauvres chirurgiens ! Eh bien si je faisais les lois, je les ferais simplement passer en cours d’assises pour assassinats par imprudence, histoire simplement de leur apprendre à travailler et de leur inculquer le sentiment du devoir, car vraiment ces 195 cas — suivis de mort certainement — crient vengeance et appellent immédiatement une juste et sévère répression de la loi !

Le scandale sanglant n’a que trop duré, Messieurs les étripeurs !