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Comment on meurt en Amérique

I

La peine de mort aux États-Unis — Un grand peuple assassin. — Deux fois exécuté vivant. — Un long martyre. — Horribles détails.

Mes amis politiques des États-Unis et du Canada — les Fénians, les chevaliers du travail, les noirs et les socialistes, les vrais socialistes — ont parfois la bonté de se souvenir que je ne me suis pas mal occupé d’électricité dans ma vie et que j’ai toujours défendu les nègres, et c’est pourquoi, de temps en temps, ils m’adressent des documents du plus haut intérêt.

Ils renferment souvent des révélations que je ne puis mettre sous les yeux de mes lecteurs, dans la crainte de compromettre la cause sacrée de l’émancipation humaine, mais aujourd’hui[1] je reçois de l’un de ces hommes de cœur une lettre si curieuse que je ne puis résister au désir de la publier.

Aussi bien, mes renseignements particuliers et mon enquête personnels me permettent d’affirmer qu’elle ne renferme que l’expression de la plus exacte vérité.

Je passe sur les compliments d’usage et j’arrive à la partie essentielle :

« … Peut-être trouverai-je en vous, cher monsieur, qui êtes un des fermes défenseurs des revendications des socialistes et des noirs en Amérique, un homme assez courageux pour exposer les faits que je vais vous conter, ou plutôt je n’en doute pas.

Je suis, non pas un noir, mais un homme de couleur, un sang-mêlé, né aux États-Unis ; depuis une dizaine d’années j’étais instituteur dans un gros bourg des environs de New-York. Marié et père de famille, je passais ma vie, fort tranquillement, entre mes devoirs d’instituteur et mes devoirs familiaux, sans autre ambition.

Un beau jour, un enfant d’une douzaine d’années, qui fréquentait ma classe, disparut subitement.

Comme j’étais connu pour avoir des opinions socialistes avancées, que je passais pour être affilié aux sociétés secrètes et que j’avais le malheur — impardonnable ici, dans le pays de la liberté — d’être de couleur, je fus vite accusé d’avoir assassiné l’enfant. La population voulut me lyncher ; sauvé par la police, je fus jugé et condamné à mort, sans preuves, puisque je suis innocent.

Lorsque la sentence fut rendue j’entendis un cri terrible dans la salle, suivi d’une exclamation énergique :

— Je le sauverai.

C’était ma vaillante femme, une noire pur sang, elle, qui était là et que les agents de police poussèrent dehors.

Hélas ! cette condamnation à mort, ce n’était rien, ce n’était que le commencement de mon long martyre, car j’allais être, comme tous les condamnés à mort aux États-Unis maintenant, exécutés et martyrisé vivant deux fois, et c’est vraiment miracle que j’en sois revenu.

Reconduit dans ma cellule, après la condamnation, je fus prévenu, quelques jours plus tard, que j’allais être exécuté, suivant la mode nouvelle, par l’électricité.

J’aurais préféré de beaucoup être pendu, car mes études m’avaient amené à cette conviction invincible que l’on devait être fort longtemps à mourir, si toutefois l’on mourait, et les horreurs de l’amphithéâtre sur un corps endormi, mais vivant, me faisaient frisonner à l’avance.

Je fus donc,un matin, conduit dans la salle du supplice, installé et attaché sur le fauteuil d’exécution, avec le casque métallique sur la tète. Vous savez ce que c’est, la gravure a rendu populaire ce mode sauvage d’exécution ; vous le connaissez, je passe sur les détails.

Le courant établi, après de violentes convulsions, je restai inerte sur le fauteuil, j’étais mort ; du moins les bourreaux-médecins qui étaient là le déclarèrent.

Mais non, j’étais vivant, bien vivant, seulement dans un état d’insensibilité anesthésique et j’entendais parfaitement tout ce que disaient les médecins autour de moi ; je l’entendais même avec cette acuité de perception que donne l’empoisonnement par l’arsenic, par exemple. Seulement je ne pouvais pas bouger.

Après m’avoir bien examiné, les médecins me firent détacher par leurs aides et l’un dit :

— Emmenez le corps à l’amphithéâtre, nous allons le disséquer.

Et un autre s’empressa d’ajouter :

— C’est plus prudent, car l’expérience nous a déjà démontré que l’autopsie est le complément nécessaire de l’électrocution, sans cela on ne sait jamais si ces gredins (sic) sont morts pour de bon !

Vous devez penser, cher monsieur, si tout cela faisait grandir en moi un sentiment de terreur indicible : j’ai pourtant toujours été brave, mais cette fois le sentiment de mon impuissance en face du scalpel scrutateur me figeait le sang dans les veines, c’est le cas de le dire.

Quelques instants plus tard, dépouillé de mes vêtements, j’étais étendu sur une grande dalle, entourée des petites rigoles traditionnelles, un baquet aux pieds pour recevoir mon sang et mes tripes. Quoique les yeux fermés, je me rendais un compte exact de ma situation, je savais exactement où j’étais et j’avoue que je n’ai jamais éprouvé pareille angoisse de ma vie.

Les médecins se concertèrent ; ils avaient d’abord le souci d’examiner le système nerveux du bras ; je sentis le froid de l’acier s’enfonçant dans mes chairs et longtemps ils me charcutèrent ainsi ; moi vivant, je criais désespérément, mais intérieurement, hélas ! et ils n’entendaient rien ; c’est peut être un bien, après tout, car sans cela, ils m’auraient achevé de suite ! Enfin, je m’évanouis, ou plutôt mon être moral perdit la perception des choses, sous l’intensité de la douleur.

Revenu à moi, au bout de combien de temps, je ne sais, j’entendis que les médecins avaient fini l’examen des nerfs sur mon pauvre bras.

— Maintenant, nous allons examiner les artères.

Non, c’est inutile, dit un autre, et j’éprouvais une joie, car je sentais que les artères coupées, c’était la mort, tant il est vrai qu’on tient à la vie, même quand on est mort officiellement. C’est fou, c’est bête, monsieur, ce que je vous raconte là, mais j’ai tant souffert !

Celui qui paraissait être le chef de la bande de ces bourreaux officiels et réputés savants, reprit :

— Nous allons lui ouvrir les rognons, mais commençons par le ventre.

Vous n’ignorez pas qu’aux États-Unis, si nous possédons de bons dentistes et des vétérinaires passables, les médecins sont tous des ignorants et, sortis des rognons, ne connaissent absolument rien de leur art.

Je sentis de nouveau le froid du scalpel se promener sur mon abdomen et je me dis :

— Cette fois, c’est fini, en enveloppant dans un immense baiser ma femme et mes enfants ; c’est extraordinaire comme dans ces moments-là la pensée marche vite et condense d’idées en un éclair de temps !

Mais par un phénomène singulier, tout à coup, je sentis que l’acier, aux mains de l’opérateur, au lieu de pénétrer dans mes chairs, lui échappait et j’entendis tous les médecins pousser un cri de stupeur :

— Il est blanc !

Plus tard je compris le sens de cette exclamation, c’est que, sous l’intensité des tortures morales et physiques que je venais d’endurer, mes cheveux et ma barbe étaient devenus subitement blancs.

Alors, il se produisit un grand brouhaha dans l’amphithéâtre ; par la porte entr’ouverte, j’entendis la voix de ma femme qui venait réclamer mon cadavre avec insistance et, au dehors, un grand mouvement : le feu était dans un immeuble voisin.

Les médecins, tout à cet évènement imprévu, m’abandonnèrent, et l’un d’eux dit d’un ton brutal à ma femme :

— Emmenez cette charogne et foutez-nous la paix.

D’un bond, comme une panthère, ma femme me prit sur ses épaules et me jeta dans une voiture, en bas, où étaient mes enfants.

Dix minutes plus tard, non pas chez moi, mais chez des amis sûrs, ma femme me déposait sur un lit, bandait les plaies de mon bras, pansait mon ventre, qui n’était d’ailleurs qu’égratigné, et me soufflait énergiquement dans la bouche ; à peine quelques minutes s’étaient-elles passées que, grâce à cette respiration artificielle, je rouvrais les yeux, j’étais rappelé à la vie — à la vraie — j’étais sauvé !

Nous nous sommes empressés de fuir le pays ; je vous envoie cette lettre de l’Amérique du Sud et j’ai bien envie d’aller en Afrique, au milieu des noirs, de mes ancêtres, car je crois que ces braves gens sont un peu moins cruels que les blancs.

Il est donc bien certain et j’affirme hautement que tous les condamnés à mort, aux États-Unis, sont exécutés deux fois vivants ; une première fois par l’électricité et une seconde fois par l’autopsie. C’est le seul moyen de faire un vrai cadavre, disent nos médecins-bourreaux !

De grands savants, chez vous comme MM. d’Arsonval, Francis Biraud et Lacassagne, ont déjà reconnu ce qu’il y avait d’inhumain dans ce double martyre sur un pauvre être vivant et désarmé.

M. d’Arsonval a déclaré qu’il n’y avait là qu’un état de mort apparente, après l’électrocution, et que l’on pouvait rappeler à la vie le foudroyé, par les mêmes procédés que la personne qui tombe à l’eau.

Et ce qu’il y a d’horrible, c’est que les médecins aux États-Unis le savent bien, et c’est pour amener la mort qu’ils procèdent à l’autopsie et charcutent les gens vivants !

En voilà trop, cher monsieur, je suis sauvé et je suis bien heureux, ainsi que toute ma famille ; seulement, racontez ces horreurs de la pseudo-science américaine en Europe, vous arriverez peut-être à arrêter bien des assassinats, aussi monstrueux que juridiques, et vous servirez utilement la cause de l’humanité !… »

Je n’ai rien à ajouter à cette longue épitre, sinon que ces scènes horribles se reproduisent tous les jours, aux États-Unis, à chaque nouvelle exécution et qu’il serait peut-être temps que les Américains apportassent un peu plus d’humanité et de circonspection dans la manière de supprimer les criminels !

C’est infâme et il faut le dire, pour que cela cesse, quand ça ne serait que pour l’honneur de la race humaine à laquelle nous appartenons.




  1. Dans le courant de 1893, si j’ai bonne mémoire.