Pour lire en automobile/Comment on meurt en Amérique/02

II

Les voleurs de cadavres aux États-Unis. — Les divers syndicats. — Les cambrioleurs de nécropoles. — Détails macabres. — Most horrible !

Il est bien évident que les peuples anglo-saxons sont infiniment plus pratiques que ceux de races latines, et depuis longtemps ils ont su très pratiquement trouver un capital à exploiter dans les morts, tout aussi bien que dans les vivants. Tout le monde se rappelle cette histoire d’Anglais exploitant en grand les momies d’Égypte, dont ils faisaient de l’engrais, après avoir vendu fort cher les bandelettes pour divers usages.

Eh bien, depuis quelques années, une bande de cambrioleurs des États-Unis, un syndicat parfaitement organisé, un Trust formidable, comme l’on dit là-bas, s’est constitué pour aller voler dans les cimetières les corps des princes de la finance, des chemins de fer, du blé ou du lard salé, milliardaires ou simplement quelques centaines de fois millionnaires.

Un Gould, un Mackay, un World, un Rockfeller, un Carnégie ou l’un des membres de sa famille meurt-il, vite le syndicat des cambrioleurs de nécropoles, dont font partie la plupart des gardiens achetés à l’avance, s’empare du cadavre, le met en lieu sûr et secret et fait publier dans les journaux qu’il est tenu à la disposition de la famille, moyennant un ou deux millions de dollars, cinq ou dix millions de francs suivant la fortune et la douleur des gens qu’il s’agit de faire chanter.

Il n’y a pas à dire qu’on fera arrêter ces voleurs par la police : ils prennent bien leurs précautions et sauraient se venger sur le mort ou sur les vivants, si on les touchait.

Alors est arrivée une superbe découverte qui fait l’admiration des Parisiens dans les grands travaux de l’Exposition, sur la ligne de Ceinture, etc. J’ai nommé le ciment armé et, immédiatement, avec la promptitude de coup d’œil qui les distingue, les architectes et entrepreneurs de bâtiments Yankees ont formé un second syndicat pour creuser des fosses profondes, les remplir de ciment armé, avec, juste la place, au milieu, en même temps, du cercueil. On recouvre le tout d’une muraille ou d’un plancher, comme vous voudrez, de ciment armé, de plusieurs mètres d’épaisseur et de la sorte les pauvres milliardaires des États-Unis, faisant construire, à l’avance, leur tombe sous leurs yeux,se sont dit : cette fois, les cambrioleurs sont enfoncés et nous pourrons dormir tranquillement notre dernier sommeil. Il n’en fut rien, car immédiatement des fabricants d’acier fin, des chimistes et des tailleurs de diamants formèrent un troisième syndicat, connu immédiatement dans tous les États-Unis sous le nom de syndicat des perforateurs qui, en combinant sagement les poudres explosives et les pointes d’acier armées de diamants, arrivèrent à perforer, en effet, les tombes de ciment armé et à voler parfaitement les cercueils triples de plomb, de chêne, de palissandre et autres bois précieux.

Alors la situation devenait critique et il y eut un instant de stupeur dans toute l’étendue de la République étoilée devant ce duel homérique des milliardaires, défendant leur peau morte et des cambrioleurs de nécropoles.

Vraiment, on ne savait plus comment s’y prendre pour échapper à la rapacité de ces gens, lorsque la solution temporaire, — vous allez voir pourquoi je dis temporaire — fut enfin fournie par un congrès de jurisconsultes, de journalistes et de croquemorts, réunis à cet effet. Ils trouvèrent fort judicieusement qu’en définitive, les cambrioleurs n’en voulaient pas à ces infortunés cadavres et qu’il n’y avait simplement qu’à s’entendre avec eux pour savoir la dîme que l’on devait leur payer, à chaque enterrement de personnage de marque, connu pour sa grosse fortune. Ça rappellerait bien un peu les mœurs des brigands grecs, grands seigneurs des montagnes à qui il faut payer l’escorte pour ne pas être dévalisé, mais l’idée parut excellente ; elle fut mise en pratique et pendant quelque temps on crut la question résolue.

Mais on avait oublié la rapacité des concurrents et un quatrième syndicat, ou un second, si vous voulez, de voleurs de cadavres, se forma et reprit à son compte les opérations des premiers. Ceux-ci, je dois le dire, se conduisirent très justement et loyalement, ils firent défendre, à leur compte, les tombes visées, par une garde à eux. Cette garde fut tuée et poignardée sur place, et le petit commerce, tant lucratif des cambrioleurs de nécropoles, continua de plus belle.

Que faire ? Cette seconde stupeur fut de courte durée.

C’est alors qu’éclata l’esprit vraiment souple, inventif et merveilleux de ces bons Yankees ; un cinquième syndicat se forma sur le champ, celui des loueurs ou vendeurs de cadavres. C’est bien simple et voilà comment fonctionne le dit syndicat : un milliardaire meurt, sa famille le fait mettre dans un triple cercueil de bois, plomb, etc., et le garde chez elle, et, en même temps, elle loue au mois, comme une simple voiture, ou achète définitivement le cadavre anonyme d’un pauvre diable, qui vient d’un hôpital quelconque, ou d’une famille de malheureux qui l’a livré pour 25 dollars. Le syndicat le met dans le tombeau et le tour est joué. Les voleurs de cadavres n’y tiennent pas, puisqu’il est faux et qu’il n’y a plus rien à faire pour eux.

On n’a pas hésité à qualifier ce dernier syndicat de génial ; cependant, à la réflexion, il a encore bien des inconvénients. Si les cambrioleurs de nécropoles semblent définitivement vaincus, il faut faire garder sa demeure par un nombreux domestique sûr et fidèle. Ceci a l’air d’une scie, et cependant c’est une page d’histoire absolument vraie ; c’est alors que l’on pensa enfin à un sixième syndicat, celui des constructeurs de coffres-forts pour cercueils ou cadavres, ce qui simplifiait bien des choses et donnait une grande sécurité aux familles !

Et puis, on se demande si la loi et la police ne vont pas finir par intervenir ; si ces cercueils, mis à la cave, ne finiront pas par faire tourner les vins fins, et puis enfin, quand les morts se seront ainsi accumulés dans la famille, ce sera toujours bien encombrant, pendant un déménagement…

Aussi j’ai proposé, moi modeste, une autre solution par cablogramme, c’est tout bêtement d’incinérer les corps ; de la sorte, plus rien à craindre des voleurs de cadavres et autres cambrioleurs de nécropoles. Oui, mais les Américains n’aiment pas ça.

Quoi alors ? Si cela continue, cette grosse question menace de passionner les États-Unis bientôt autant que l’affaire Dreyfus chez nous, et ce ne sera pas peu dire.

Dormez tranquillement, au premier vol sensationnel de ce genre accompli dans une nécropole du Nouveau-Monde, je vous tiendrai au courant de tous les détails. Most horrible ![1]


  1. Toujours dans le même ordre d’idées et pour montrer combien cette poignante préoccupation menace d’entrer définitivement dans les mœurs des Yankees, l’Aurore du 17 février 1900 publiait le petit filet suivant :

    « Il y a quelques mois, Mlle Martel, fille d’un riche commerçant américain, mourait au couvent des Dominicaines de Sèvres. Son père la fit enterrer au cimetière de notre ville puis repartit pour l’Amérique. Il en est revenu mardi dernier, après avoir rendu sa belle âme à Dieu, et voici dans quel équipage.

    « Son corps avait été déposé dans une série de cercueils dont le poids total atteignait plus de quinze cents kilos. La dépouille mortelle de M. Martel avait été d’abord entourée de la mixture réglementaire, puis déposée dans un cercueil de chêne de plusieurs centimètres d’épaisseur ; venait ensuite une enveloppe de plomb de trois millimètres d’épaisseur, puis un autre cercueil de chêne de cinq centimètres d’épaisseur, le tout boulonné, rivé… à faire frémir.

    « Il a fallu quinze hommes pour déposer ce monument sur le char funèbre, qui fléchissait sous le poids, et quand on arriva au cimetière, on dut surseoir à l’inhumation : la fosse était trop petite !

    « Il n’y a que les Américains pour avoir des idées et des cercueils pareils. »

    Enfin, de son côté, la grave Gazette Maritime du 15 juillet de la même année, publiait elle-même l’information suivante :

    « Un curieux procès est intenté à la Compagnie de navigation « Atlas » par la famille de feu A.-J. Wormser, un opulent négociant de New-York, décédé récemment en mer à bord du paquebot Alleghany, de cette ligne, quarante-huit heures avant d’arriver à la Jamaïque, venant de New-York. Sa dépouille mortelle fut immergée immédiatement d’après les ordres du capitaine, contrairement à l’avis du médecin qui accompagnait le défunt et qui se faisait fort de conserver convenablement le corps jusqu’à l’arrivée au port, étant donné la quantité de glace et les produits pharmaceutiques existant à bord. La maladie n’était pas contagieuse.

    « La plupart des journaux de New-York se sont mis à discuter cette affaire avec passion, et du reste elle préoccupe beaucoup le public aux États-Unis, car elle soulève une question de principe qui inquiète nombre d’Américains qui désirent être fixés sur les droits d’un passager d’être transporté à destination mort ou vif après avoir payé sa place.

    « Certaines compagnies, « l’American Line », entre autres, préviennent les passagers qu’il y a toujours à bord de leurs paquebots des barils ad hoc et les antisceptiques nécessaires pour conserver les cadavres jusqu’à destination. D’autres compagnies sont encore plus complaisantes — ainsi la grande compagnie allemande « Hamburg American Linie » — et avertissent leurs clients qu’ils peuvent emporter leurs cercueils, comme leurs bagages, francs de port.

    « La loi américaine est muette sur la matière, mais récemment le ministère du Trésor a décidé que les cadavres conservés dans des barils devaient être admis en franchise de douane.

    « Une loi datant de 1582 et qui n’a pas été abrogée oblige, d’ailleurs, les capitaines de navires ou les consignataires à déclarer, dans les quarante-huit heures de l’arrivée et à notifier aux autorités tous les décès qui ont eu lieu en cours de voyage et à payer dix dollars pour chacun d’eux. »

    Comme on le voit ce souci de conserver sa peau après sa mort, à l’abri de la voracité physique des poissons et morale — ou immorale plutôt — des cambrioleurs, est bien devenu une obsession nationale aux États-Unis !