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Les morts imprévues

Les explosions bizarres. — Les morts étranges — Comment on passe de vie à trépas en sautant !

Jean Richepin, qui est mon voisin et qui a écrit autrefois, dans sa jeunesse, un volume bien curieux intitulé les Morts bizarres, a oublié toutes celles produites par explosions, plus bizarres encore, et c’est cette lacune que je veux combler en partie aujourd’hui. Je ne veux pas parler bien entendu, de toutes celles qui surviennent dans les usines par explosion de machines à vapeur, mais celles qui ont un caractère vraiment plus inattendu et plus étrange.

Depuis longues années, j’ai mené avec Durand-Claye et Francisque Sarcey une vigoureuse campagne en faveur du tout à l’égout et, après bien des traverses, j’ai enfin la joie de dire que nous avons réussi et vaincu toutes les difficultés, puisque l’on vient d’inaugurer les admirables travaux finaux — avec un d au bout, ça rendrait tout à fait ma pensée admirative — du tout à l’égout, par le tunnel de cinq kilomètres qui passe sous la montagne de l’Autil, entre Poissy, Meulan et Pontoise, — une merveille de construction moderne et… souterraine. Toujours à ce propos, je disais, il y a plus d’un an :

« Le Conseil général de Seine-et-Oise s’occupe activement et avec raison des conditions de l’hygiène dans son département ; les gens bien informés ajoutent même que cette année, cependant, quelques épidémies locales de rougeole, de variole et même de fièvre typhoïde sont venues récemment prouver l’utilité, la nécessité de recourir à des mesures énergiques pour combattre ces maladies contagieuses.

« À cet état de choses déplorables, il n’y a qu’un remède, qu’un seul remède ; le tout à l’égout, avec des terrains d’épandage, pour ne plus empoisonner la Seine. Les médecins le savent, les ingénieurs ont tout préparé, mais le Syndicat des propriétaires de Paris ne veut pas transformer les installations, et il est soutenu et poussé par les vidangeurs et l’on assiste à ce spectacle honteux et lamentable de voir une grande ville comme Paris et deux départements livrés sans merci et sans défense à l’invasion de toutes les épidémies, parce qu’une poignée de gros capitalistes-vidangeurs ne veulent pas du tout à l’égout. Encore une fois, c’est une honte et un danger pour la Seine et pour Seine-et-Oise. Que les vidangeurs mangent leurs fonds, je n’en ai cure, mais que l’on nous assainisse comme toutes les capitales de l’Europe, avec l’application large, entière, absolue et immédiate du tout à l’égout, allant dans les terrains d’épandage. C’est le seul moyen de purifier la Seine et d’éviter les épidémies. Là est le salut, il n’y a pas à hésiter, et il faut briser sans hésitation les résistances aussi intéressées que malhonnêtes de MM. les vidangeurs. »

Coïncidence cruelle et fatale, je venais à peine d’écrire ces lignes que subitement pour ne me donner que trop raison : dans un coup de folie, les gaz délétères d’une fosse d’aisance, au 127 de la rue de l’Université, faisaient sauter dans une formidable explosion la dalle de la fosse qui se trouvait dans la cour.

Le concierge un vieillard de soixante ans et sa petite fille Marcelle se trouvaient justement dessus ; précipités tous deux à quatre mètres de profondeur, ils étaient tués et asphyxiés sur le coup par la chute brutale et les gaz délétères. Mort aussi atroce qu’imprévue !

Heureusement que le tout à l’égout va supprimer toutes ces catastrophes et je suis fier d’y avoir contribué pour ma large part.

Dans cet ordre d’idées, je pourrais multiplier à l’infini les exemples des morts extraordinaires par explosion. Il n’y a pas bien longtemps encore, des ouvriers déjeunaient tranquillement assis sur des tuyaux chargés de gaz, dans une gare de chemin de fer ; le soleil et le contact de tous ces corps chauds font dilater le gaz et tout à coup, une explosion terrible se produit et l’un des ouvriers dans un cri suprême de mort et d’angoisse est précipité en l’air. Il retombe, on le relève, on s’empresse ; il était mort : assis justement sur une bonde, elle lui avait pénétré dans le corps par… en bas et broyé l’intérieur comme un boîte à mitraille.

Maintenant nous voici dans un bureau télégraphique avec appareils pneumatiques ; dans Paris, les dépêches, par des tubes souterrains, sont lancées dans des petites boîtes métalliques avec la force foudroyante de plusieurs atmosphères et c’est avec un bruit sec et sourd qu’elles arrivent au bureau destinataire.

L’employé se tient devant ; il a oublié de bien fermer l’appareil récepteur, la dépêche arrive et crac, d’un bond, la petite boîte est dans le ventre du malheureux, le perfore, le renverse et le traverse : il est mort sans même dire ouf !

Voulez-vous regarder cette lanterne magique ? C’est beau, oui, mais l’opérateur a auprès de lui son tube de gaz comprimé à plusieurs atmosphères ; crac, il éclate et devant l’assemblée affolée, voilà la lanterne magique en l’air avec l’opérateur, tué sur le coup, en morceaux sanglants.

Nous sommes au bois de Boulogne, le soir ; les amoureux circulent deux à deux, à bicyclette ; voici une ravissante fille dans son costume collant, conduisant sa bicyclette avec la lampe à acétylène brillante comme une étoile : c’est Vénus éclairant l’autre Vénus qui la conduit. Mais attention, crac, la lampe saute et la pauvrette, pas tout à fait morte, gît sur le flanc, la tête ensanglantée, penchée mélancoliquement sur une roue brisée.

Mais, direz-vous, à ce compte-là on peut sauter tout le temps ? Mais comment donc ! certainement.

J’ai connu au Marais deux bons bourgeois qui ne mettaient jamais les pieds en chemin de fer de peur de sauter, mais l’un avait un appareil à eau de Seltz, enfermé dans du jonc finement entrelacé, pour faire son eau lui-même à table et l’autre un appareil bien connu, en deux récipients, pour faire son café aussi sur la table ! Eh bien, tous deux ont sauté avec leurs appareils, mais n’en sont pas morts cependant.

— Pardon, mais à la Bourse, on saute beaucoup ?

— Oui, à Bullier aussi, mais on n’en meurt pas toujours ; c’est pourquoi je n’en parle pas aujourd’hui.