Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/09

IX

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — Comment les Espagnols transformaient les Caraïbes en harengs saurs. — Horribles détails !

On était encore sous le coup de cette terrifiante histoire des amours sous la tente arabe, lorsque tout à coup, regardant ma montre, je m’écriai :

— Il est 7 h. 35, le rapide pour Paris part à 7 h. 40 ; je n’ai plus que 5 minutes, je me sauve en vous remerciant de votre cordial accueil et de votre bon et excellent banquet de l’amitié…

— Jamais de la vie, fit Marius, vous allez raconter aussi votre petite histoire, et vous prendrez le rapide suivant de 8 h. 3 minutes du soir. Vous avez bien le temps, en vingt minutes passées, je suppose, mon bon… Allez-y ! |

Ainsi mis aimablement au pied du mur, il n’y avait qu’à s’exécuter, aussi, sans plus tarder, je commençai en ces termes :

— Puisque vous m’y forcez absolument, je vais vous conter comment on mourait aux Colonies, il y a longtemps, en Amérique, au lendemain de la découverte et de la conquête par les Espagnols.

Je vais surtout vous parler d’évènements dont je connais bien le cadre, pour l’avoir visité et parcouru dans tous les sens — si l’on peut parcourir un cadre — il n’y a pas encore bien longtemps.

Donc, un beau jour, nous étions partis, une bande d’une dizaine d’amis à cheval, comme ça se fait dans ces pays neufs, du cap Haïtien, en Haïti, notre ancienne Saint-Domingue, pour aller faire un petit voyage de trois ou quatre jours dans l’intérieur.

Nous avions commencé par aller saluer la veuve de l’ancien président, tué si tragiquement au lendemain du renversement de Salomon, à la Grande-Rivière, gros bourg de l’intérieur, et y coucher. Le lendemain, à 4 heures du matin, nous repartions pour le Dondon et, après un déjeuner sommaire et une nouvelle nuit de repos, nous filions encore de plus grand matin vers la Grotte à Minguette, curieuse surtout par les couches épaisses de fientes de chauves-souris et par les curieuses têtes et figures sculptées en plein granit, en pleine pierre, disposées par les Caraïbes et, ma foi, encore assez bien conservées.

Après avoir fait un excellent déjeuner à l’entrée de la grotte, au fond du ravin sauvage, où nous n’étions arrivés qu’en jetant nos chevaux à la nage et nous dessus bien entendu, nous avions repris le même chemin pour rentrer au Dondon et, cette fois, visiter près du bourg une grotte encore plus curieuse comme souvenirs historiques : la Grotte des Dames ; nous attachons nos chevaux aux arbres, aux pieds de la montagne, et nous gagnons l’entrée de la grotte, à coups de manchette. Enfin, nous voici arrivés : nous entrons dans une première grotte, puis, avec une échelle, nous pénétrons dans une seconde ; au premier étage et au fond de celle-là, par une étroite ouverture, en nous glissant de côté, le ventre et le dos rabotés durement, nous pénétrons dans une troisième grotte.

C’est tout et à ce moment, toujours au milieu du vol des chauves souris, sur le sol, dans du guano et des grains de café apportés par ces oiseaux de nuit, je ne pus m’empêcher de penser que le moindre tremblement de terre, si fréquents dans ces les antilliennes, pourrait fermer à jamais cette étroite ouverture. Enfin nous sortons sans encombre et comme toutes les parois sont noircies et comme calcinées par le feu, j’en demande la cause au brave général commandant de Place qui nous fait les honneurs des grottes historiques de ces hautes contrées montagneuses. Je les connais, mais je veux les entendre encore et, sans se faire prier, il commença en ces termes :

— Ces roches calcinées et noires le sont ainsi depuis la conquête du pays par les Espagnols. Vous savez que c’est ici, dans la nuova Espanola, que Christophe Colomb avait débarqué et, comme il avait trouvé beaucoup d’or dans le pays, il en exigeait des masses énormes des Caciques, et aussitôt qu’il y avait un retard dans la livraison, lui et ses compagnons massacraient en masse les pauvres Caraïbes.

Un jour qu’ils en avaient ainsi massacré des milliers, les Caciques avaient caché dans cette grotte des Dames, les femmes, les enfants et les vieillards du pays, mais ils furent bientôt massacrés à leur tour et les Espagnols découvrirent la grotte. Vite ils la murèrent avec une montagne de bois vert, pour obtenir plus de fumée, y mirent le feu et attendirent. Les cris déchirants des femmes et des enfants parvenaient jusqu’à eux, et excités par les prêtres très catholiques, apostoliques et romains, ils dansaient en poussant des cris de joie sauvage.

Deux vieillards s’élancèrent du milieu des flammes, pour implorer grâce pour les femmes et les enfants, ils furent massacrés sur place. Et les Espagnols riaient toujours, excités par leurs prêtres d’un rire féroce et cruel et criaient : les voilà bien boucanées, les belles Caraïbes !

Quand ce fut fini, certains Espagnols, affirment les traditions, s’élancèrent pour manger de la chair des femmes Caraïbes, cuite à point… pour remplacer les harengs saurs !…

— Et après cela, dis-je, étonnez-vous que Cuba en ait eu assez de la domination fanatique et cruelle des padres espagnols !

— Mais, sapristi, cette fois il est 8 heures moins deux minutes…