Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/10

X

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — Comment on périt dans le cercle infernal de l’optique. — À travers les pampas de l’Amérique du sud.

Et comme je m’élançais sur le rapide, un membre du Club nautico-agricole de la colonisation pratique de Marseille qui n’avait pas encore pris la parole, le sympathique Boucairol, fabricant d’asticots en mie de pain galvanisé, rue de la Pierre-qui-rage, déjà nommé, s’écria :

— Nous vous suivons tous jusqu’à Tarascon.

— Mais le train ne s’arrête qu’à Avignon.

— Eh bien, nous irons jusqu’en Avignon, mon bon, nous devons bien cela à M. Vibert, à notre hôte ; allons, montons tous dans le wagon-restaurant et tandis que nous prendrons un verre de bière — je ne veux pas de ce mot horrible de bock — je raconterai aussi la mienne, car j’en ai une à raconter.

— Va-z-y, Boucairol, mon doux ami, ponctua Marius.

— Évidemment mon aventure est moins empoignante que toutes celles racontées par ces messieurs, mais elle est aussi véridique, aussi authentique…

— Ça n’est pas pour rire, fit l’incorrigible Isidore Phétu.

— Et elle se passe dans le centre de cette Amérique du Sud dont il a déjà été question tout à l’heure. Donc un jour nous étions partis tout une caravane pour une longue expédition, à la recherche de mines d’amiante, car le chef avait reçu une forte commande pour la fabrication des tutus de ces dames du corps de ballet du grand opéra de Carcassonne.

Il y avait déjà huit jours que nous étions au milieu des pampas, alternant avec les forêts et nous dirigeant vers les premiers contreforts de la Cordillère des Andes — ne pas confondre les Andines avec les Ondines — lorsque tout à coup, par un beau matin, au petit jour, nous vîmes venir sur nous un nuage de flammes et de fumée, juste au beau milieu de la prairie sans bornes où nous avions campé.

Sans perdre de temps, en poussant des cris perçants, les trois indigènes, plus ou moins peaux-rouges, qui nous servaient de guides, s’élancèrent sur des allumettes et des papiers, heureusement encore par terre, après que l’on venait de relever la tente et de faire les paquetages et méthodiquement devant eux, à l’opposé des flammes venant sur nous, mirent le feu à la lande. En un clin-d’œil, la prairie immense fut en flamme devant nous.

Eh bien maintenant, courons après le feu qui fuit, dirent encore nos guides avec beaucoup de logique et c’est ainsi que pris, cinq minutes après entre deux feux, celui qui s’en allait et celui qui mourait, nous fûmes sauvés d’une grillade.

C’est là où nous aurions été bien contents d’avoir des vêtements d’amiante… mais il ne nous manquait que les mines…

— Bravo, s’écria Onésime Lagriffoul, tu résonnes comme un enfant de la Cannebière.

— Non dit Castagnat, il raisonne comme un tambour, et tout le monde de rire, de ce rire particulièrement sec et saccadé que l’on a toujours dans un train rapide.

— Ne m’interrompez pas, tonnerre de Brest…

— De Marseille.

— Si vous voulez. Deux jours plus tard, par une fatalité sains nom, le chef de l’expédition s’aperçut que nos boussoles étaient folles, c’est-à-dire qu’elles battaient la breloque et que nous ne pouvions plus compter sur elles pour nous guider à travers les quasi déserts de prairies et de bouquets de bois, à travers la pampa, en un mot.

— Nous nous trouvons auprès d’une mine très riche de fer magnétique, nous dirent nos guides.

— Je le vois bien, dit le patron, mais j’aurais préféré de beaucoup me trouver auprès d’une mine d’amiante qui ne nous fit pas perdre la boussole, sans calembour. Maintenant si nous ne sortons pas du cercle magique de la mine de fer magnétique, mes enfants, il n’y a pas d’illusion à se faire, nous sommes tous f… et il esquissa un geste expressif qui ne fit que ponctuer sa pensée et la rendre encore plus énergique. Si le geste n’était pas beau, il était triste.

Nous étions au milieu d’une prairie sans fin, nous marchâmes toute la journée et une partie de la nuit et nous ne sortîmes pas du cercle magique.

Le lendemain matin, de bonne heure, le chef de l’expédition, un malin pourtant, d’accord avec les trois guides, nous dit qu’il ne fallait pas blaguer — personne n’en avait envie — que l’on allait marcher tout droit devant soi, sans jamais obliquer ni à droite, ni à gauche, pour sortir du cercle infernal de la mine de fer magnétique et de la pampa sans fin, grande comme une mer de foin brûlé et que, pour nous guider dans la ligne droite, on allait allumer des feux tous les 500 mètres, en mettant des herbes en tas, pour qu’elles ne gagnent pas leurs voisines.

Le soir nous nous arrêtions harassés, nous avions fait les feux et à la nuit tombante, on les voyait mourants, mais distinctement, formant un immense cercle dans lequel nous nous étions enfermés nous-mêmes.

— Ce n’est pas seulement le cercle infernal du fer, dit le patron, c’est celui du feu, autrement dit de l’optique, si fréquent dans ces prairies, solitudes désolées, sans fin ; mes enfants, nous sommes bien f… cette fois.

Trois jours de suite nous recommençâmes les feux en ligne droite et trois jours de suite nous nous enfermâmes nous-mêmes dans le cercle magique de fer et de l’optique.

Alors, saisis de désespoir, nous nous assîmes pour mourir et l’un d’entre nous, en pensant à sa douce fiancée, pleura tant qu’il éteignit le feu, le demi-feu, avec ses larmes…

Et le train roulait toujours, nous avions dépassé depuis longtemps, non seulement le tunnel du Pas des Lanciers mais doublé l’Etang de Berre et personne ne s’en était aperçu, tant nous avions été empoignés tous par cette lutte décevante de l’homme contre la succession de cercles magiques, celui du fer magnétique, celui du feu, celui de l’optique et le souffle haletant de notre propre oppression.

Enfin Marius, toujours vaillant, rompit le premier ce silence solennel :

— Et comment fites-vous pour en sortir, mon bon Boucairol, puisque te voilà vivant !

— C’est bien simple, le quatrième jour, le patron eut une idée géniale, il nous fit faire à tous un grand cercle de feu, sur nous-mêmes et le soir, en voulant faire un cercle, nous avions fait une ligne droite et nous étions sortis du cercle magique et nos boussoles remarchaient… mais onze des nôtres étaient morts en route…

Un tel prodige nous laissant tous bouche bée, le narrateur reprit en manière de conclusion :

— L’optique, mes enfants, toujours les effets d’optique qui font tant de victimes au désert.

— Et même à Marseille.

— Comment cela ?

— Le mirage !

Et nous partîmes tous d’un vaste éclat de rire qui, sortant par les vitres du wagon-restaurant, alla secouer fortement la Camargue et la Crau, à telle enseigne que l’on crut à un tremblement de terre aux Saintes.