Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/08

VIII

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — La femme mal gardée… sous la tente

Sans se faire tirer l’oreille, Fougasse commença en ces termes :

— Au lendemain de la Commune dont j’avais fait partie comme lieutenant, moi, simple ouvrier mécanicien ajusteur, j’avais dû m’enfuir pour échapper au feu de peloton des Versaillais ; une fois arrivé au Canada, une terre encore française par la langue, après avoir fait quelques petites économies, j’avais installé et confectionné moi-même un modeste manège de chevaux de bois ; cela avait été la fortune, car j’avais bientôt 50 000 francs d’économies ; mais, l’amnistie votée, je m’étais empressé d’abandonner mes amis canadiens et leur excellent pays, trop froid pour moi et j’étais venu installer mon industrie, un peu plus en grand, à Sidi-Bel-Abbès, en plein pays du soleil et de la poésie arabe.

Là, je n’avais pas tardé à me lier avec beaucoup d’enfants du désert ; ils savaient que je les aimais, que je respectais avant tout leur liberté, et c’en fut assez pour m’en faire autant d’amis : dévoués jusqu’à la mort, — cette race loyale ne considère-t-elle pas comme sacré son hôte, dans les deux sens du mot, que vous mangiez à sa table ou qu’il mange à la vôtre ?

Donc, un jour où j’avais pu pousser avec un arabe une pointe assez lointaine jusque sous sa tente pour y demeurer une semaine et chasser parmi les touffes d’alfas des environs, il me fit l’offre de me mettre un peu au courant des mœurs de son pays, ce que j’acceptai de grand cœur.

— Eh bien, c’est entendu, à ce soir sous la tente, alors que les femmes seront couchées et rentrées chez elles j’irai te retrouver…

Et à l’heure fixée, tout en fumant tranquillement, avec le calme souriant de l’arabe, devant sa petite tasse de café, à moitié couché sur le tapis, il commença ainsi :

— Vous autres, Européens, qui ne voyez que la vie superficielle des arabes, la façon dont nous gardons nos femmes, qui ne sortent que voilées et entre elles dans les rues, vous croyez naïvement qu’il n’y a pas de drames passionnels chez nous et que les maris ne sont jamais trompés ici. Vous vous trompez certainement. La plupart de nos femmes sont fidèles aussi bien par amour que par crainte ; cependant, cela n’empêche pas d’assister de temps en temps à des drames de la jalousie, de l’amour et de la passion terriblement plus violents et plus colorés que chez vous, permettez-moi de vous le dire.

D’abord, chez nous, au désert, sous la tente, l’amoureux est plus audacieux certainement qu’en Europe, du moins d’après tout ce que j’ai entendu dire. Aussi, s’il aime une jeune femme qui est couchée sous une tente, aux côtés de son mari, il s’agit de pénétrer la nuit, auprès d’elle, à côté du vieux mari, sans le réveiller, et c’est là le côté délicat de l’entreprise.

Cependant, les chiens le connaissent et ne bougent pas ; alors, il pénètre silencieusement, un couteau entre les dents pour se défendre, mais sans vêtements, tout nu, pour ne pas offrir de prise et ne pas être reconnu et c’est ainsi que dans le silence le plus absolu, étouffant leurs soupirs, les amants arrivent à tromper le mari endormi sous la même tente.

La femme est une drôle de créature, va ; mais ce n’est pas toujours ainsi que les choses se passent, l’amoureux n’est pas toujours aussi brave et le mari n’est pas toujours vieux. Alors, pour arriver à leurs fins, quand une femme veut absolument trahir son mari et donner des gages d’amour à son bon ami, voici comment elle s’y prend : la nuit, à une heure convenue, du côté de la tente où elle repose, par conséquent du côté opposé à son mari, elle endort la surveillance de ce dernier et le trompe en passant seulement la moitié du corps hors de la tente.

— Tiens, par la porte ouverte de la tente, tu vois là-bas, cette autre tente qui se dessine sous la lune. Eh bien, il s’y est passé un drame horrible dans cet ordre d’idées. Il y a cinq ans, la femme du chef, jeune et ardent lui-même, avait trahi ainsi son mari. Celui-ci, se voyant aussi brutalement trompé, comprend tout, prompt comme l’éclair, saisit son grand sabre recourbé qui est à ses côtés et, saisissant à la poignée la chevelure noire, ruisselant sur le tapis, de sa femme, dont le corps était hors de la tente jusqu’aux seins, lui tranche la tête. Pas un cri, à peine une plainte étouffée, à peine si le mari comprit que le spasme de l’amour venait de se changer en celui de la mort, juste au moment psychologique.

Le chef laissa là la tête de sa femme et le lendemain matin, il la flanqua au bout d’une pique, devant sa tente, pour servir d’exemple.

La moitié des femmes de la tribu, en voyant cela, s’évanouit d’horreur en faisant un retour terrible sur elles-mêmes… pour la plupart.

Quant à l’amant, c’est seulement le lendemain matin, en voyant la tête de son amie se balançant au bout d’une pique, qu’il comprit le drame qui s’était passé, sans qu’il le sût.

— Tu vois, camarade, que l’amour est parfois tragique sous notre beau ciel d’Afrique.

Et il se tut.

Je respectai ce silence et brusquement :

— L’amant, c’était toi ?

— Oui, fit-il simplement.