Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/07

VII

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — De plus en plus fort, comme chez Nicolet. — Vingt minutes dans les airs

Sans plus de préambule, Fimbel, ancien percepteur en Cochinchine, un petit vieux tout blanc, mais a l’œil chercheur et vivant d’une fouine, commença en ces termes :

— L’ami Gardanne vient de raconter un drame d’une minute dans les airs ; eh bien moi, je vais vous en raconter un qui dura vingt minutes ; ce n’est pas de la petite bière, comme on dit dans ce satané Nord, où il n’y a ni olives ni Arlésiennes.

— Allons, n’insulte personne, fit le président du Club nautico-agricole de la colonisation pratique des Bouches-du-Rhône.

Il y a sur le cours Belzunce, ce que l’on appelle un tir hydraulique — parce que vous voyez un œuf vide se tenir au bout d’un jet d’eau assez puissant et vous me voyez souvent en contemplation pendant une demi-heure devant cet œuf.

Eh je vais vous le dire, pourquoi !

C’est qu’avant d’être percepteur aux Colonies, alors que j’étais sous-officier, je me suis trouvé dans cette position pendant vingt minutes…

— Toi ?

— Oui, moi ; et à cent mètres en l’air encore ; j’étais sur un petit transport avec un certain nombre de soldats de débarquement en dehors de l’équipage et nous nous trouvions au beau milieu de la mer de Chine… C’était pendant la guerre, vous savez bien quand nous prîmes le palais d’été de l’empereur, en 1860, je crois bien…

— C’est bon, continue

— Donc par une belle après-midi, tout à coup dans le lointain, dans le ciel, haut à l’horizon, apparut un tout petit point noir que venait de découvrir le capitaine — un fier lapin — qui nous dit comme ça après l’avoir lorgné une minute au bout de sa longue-vue :

— Mes enfants, je crois bien que nous sommes foutus.

— Pourquoi ça, capitaine ?

-— Parce que ce point noir dans quarante minutes va crever sur nous ; impossible de fuir. Ce point noir c’est un typhon, une tornade, comme disent les Espagnols, un cyclone, comme nous disons en Europe et ces diables de tire-bouchons, dans leur forme giratoire, dansent un pas de valse dont on ne sort que rarement vivant dans les mers de Chine… et à part lui : il est trop tard pour fuir, dans une demi-heure nous sommes dedans le tire-bouchon d’attraction de ce satané typhon.

Un vieux gabier dit :

— Bast, on défendra sa peau.

Et le capitaine après avoir hoché la tête en signe d’incrédulité s’écria :

— Carguez les voiles, fermez les écoutilles et avec un sang-froid admirable tout le monde se mit à la manœuvre.

Nous autres les troubades nous regardions manœuvrer les mathurins. Vingt minutes après tout était paré et, comme l’avait dit le capitaine, nous étions suivis par le typhon.

— Juste au centre dit le capitaine, qui devinait ça à la forme de la trombe d’eau, nous somme bien f… Il n’acheva pas, le tire-bouchon vidant la mer sur son passage à une profondeur folle nous saisit par le travers, le navire craqua et fit un bond prodigieux, nous nous crûmes tous perdus. Ça dura dix secondes, en rouvrant les yeux, nous dominions la mer, les vagues, les embruns géants, tout ; nous étions à cent mètres en l’air, au bout de la trombe, le navire valsant sur lui-même dans un mouvement rapide, mais doux, presque horizontal. Nous nous regardâmes tous à cette minute suprême et je ne ce sais qui l’emporta chez nous de la frousse ou de l’admiration pour les forces cachées de la nature. Vous voyez, mes amis, que nous étions bien comme l’œuf au bout du jet du tir hydraulique du cours Belzunce.

— Continue, tonna Marius, ne nous fais pas languir.

-— Ça va bien dit le capitaine, mais quand la colonne d’eau va se briser pour une raison quelconque, nous allons tomber dans l’abime, ainsi que le mouvement giratoire du typhon et alors nous sommes f…lambés… quel plat-c…, mes enfants.

Le second était d’avis de tirer nos petites pièces, parce que trois ou quatre coups de canon, suivant lui, devaient briser la colonne et précisément nous faire tomber en dehors du point du typhon, c’est-à-dire du gouffre giratoire qui était à deux cents mètres de profondeur sous nous peut-être ; puisque nous étions déjà à cent mètres au-dessus de la mer.

C’est vrai, dit le capitaine tranquillement, c’est peut-être la dernière planche de salut, bien pourrie. essayons et il fit charger tous les canons du bord jusqu’à la gueule.

— Ça ne fait rien, je n’ai jamais commandé le feu dans de pareilles circonstances et à une telle hauteur, dit-il. Allumez.

Je pris ma montre, il y avait juste vingt minutes que nous valsions follement au bout de la colonne d’eau géante, à cent mètres en l’air. Une décharge effroyable, une chute pareille et ce fut tout. J’eus la sensation que je tombais au fond de la mer et je m’évanouis. Quand je revins à moi, combien de temps après, je n’en sais rien, j’étais seul en pleine mer et la tempête se calmait, le typhon était loin, je saisis une poutre qui se trouvait là heureusement, grâce à l’instinct de la conservation, car je ne raisonnais plus et J’étais comme abruti et un peu fou.

Une heure plus tard je fus recueilli par un charbonnier espagnol qui retournait aux Philippines avec une charge de charbon japonais. Je finis par pouvoir prononcer dix paroles et raconter mon aventure ; le bateau chercha sur place une heure et ne trouva rien. Le navire avait intégralement disparu au fond de la mer avec plus de cent hommes à bord.

Comment ai-je été sauvé, je n’en sais rien, mais toujours est-il que je ne puis pas voir un tir hydraulique et un œuf vide au bout du jet d’eau sans avoir un frisson et sans pleurer comme un enfant.

— Bravo, Fimbel, s’écria l’assemblée et maintenant, pour finir, la parole est à Fougasse, ancien propriétaire, directeur des chevaux de bois à Sidi-Bel-Abbès, fit le président en me le présentant et, en attendant, à la santé de notre dernier conteur !

— Hurrah !