Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXVII

Cadieux et Derome (p. 349-363).

CHAPITRE XXVII.


Et dabo vobis pastores juxta cor meum.
Je vous donnerai des pasteurs selon mon cœur.
(Jérem. iii. 15.)


À trois heures la chambre s’était réunie. Presque au début de la séance, le président du comité d’enquête donna lecture du rapport constatant que Lamirande n’avait produit aucune preuve à l’appui de son accusation et qu’il avait cependant refusé de la retirer. Un député ministériel anglais se lève et propose que le député de Charlevoix soit invité par le président de la chambre à retirer son accusation et à faire amende honorable au secrétaire d’État. Vaughan et Houghton interviennent et demandent que l’on retarde l’adoption de cette proposition jusqu’au retour de Lamirande.

— J’ai une dépêche de lui, dit Houghton, m’annonçant qu’il partait de Montréal par le train d’une heure et qu’à son arrivée ici il aurait des explications à donner à la chambre. Il peut arriver d’une minute à l’autre.

À ce moment on remet un télégramme à Montarval. Par un effort suprême, il réussit à prendre un air grave et consterné en lisant la dépêche.

— Malheureusement, dit-il, nous n’entendrons jamais les explications de notre collègue. Je viens de recevoir une dépêche qui annonce une affreuse nouvelle que la chambre apprendra avec une profonde douleur.

Puis, il donna lecture du télégramme.

« Pointe Gatineau, 12 mars, 3 heures de l’après-midi,

« Il vient de se produire, à deux milles d’ici, une terrible catastrophe. Le train numéro 9, parti de Montréal à 1 heure, a déraillé pendant qu’il marchait à une vitesse de quatre-vingts milles à l’heure. Le convoi est tombé d’une hauteur considérable et a été mis en pièces. Impossible en ce moment de donner la liste des tués et des blessés, mais le nombre des victimes est très considérable. Sept personnes seulement n’ont pas été blessées ou n’ont reçu que des contusions relativement légères. Ce sont Michel Panneton et George Bouliane, d’Aylmer, Pierre Fortin, de Hull, John McManus et James Woodbridge, d’Ottawa, Thomas Miller de Toronto et Andrew King, de Montréal. »

— Comme vous voyez, monsieur le président, continua Montarval, le nom de notre collègue n’est pas sur cette liste. Il y a donc tout lieu de craindre qu’il ne soit parmi les morts ou les blessés. C’est vraiment terrible, et je ne trouve pas d’expression pour rendre la douleur que j’éprouve. Notre collègue, il est vrai, s’était mis dans une fausse position, mais je l’ai toujours cru de bonne foi, j’étais convaincu qu’il avait été cruellement mystifié et qu’il finirait par reconnaître loyalement son erreur. Personne plus que moi ne regrette sa mort prématurée, si réellement il est mort ; personne plus que moi n’a pour lui de plus vives sympathies s’il est blessé.

En parlant ainsi ce comédien accompli avait des larmes dans la voix. On aurait juré que son chagrin était sincère.

La séance fut suspendue pour donner à l’émotion le temps de se calmer. De nouvelles dépêches ne firent que confirmer la première. Houghton, Vaughan et quelques autres députés partirent pour le lieu du sinistre. Vers quatre heures, le président reprit son siège et la séance continua. Le premier ministre demanda que la deuxième lecture du projet de constitution fût votée. Nous lèverons ensuite la séance, dit-il.

Le président mettait la question aux voix, lorsqu’une rumeur, des exclamations de surprise l’interrompirent. Montarval devint livide. Lamirande et Leverdier venaient d’entrer.

Rendu à son siège, Lamirande prit aussitôt la parole.

— Monsieur le président, avant que vous mettiez la question aux voix je demande la permission de faire quelques observations. Ou plutôt, pour avoir le droit de les faire, je propose que le débat sur la deuxième lecture du bill soit ajournée. Et d’abord, monsieur le président, on a paru surpris de nous voir en vie, le député de Portneuf et moi. Je m’explique cette surprise, car je viens d’apprendre l’épouvantable catastrophe arrivée au train sur lequel on nous croyait et sur lequel nous étions effectivement en partant de Montréal. Si nous ne sommes pas parmi les morts et les blessés là-bas, au lieu d’être sains et saufs ici, c’est que saint Michel, quoi qu’en pensent les lucifériens, est plus fort que Satan, Un incident providentiel nous a fait quitter, à Mile End, le train qui devait périr. La terrible calamité qui vient d’arriver me désole d’autant plus que j’en suis en quelque sorte la cause involontaire. En effet, cette calamité n’est pas le fruit d’un accident, mais d’un crime. Les dernières dépêches, que j’ai lues au moment d’entrer dans cette enceinte, disent que l’on a découvert que l’accident a été causé par le déplacement d’un rail et que l’on est sur la piste de deux individus à mine suspecte que l’on a vus sur la voie non loin de l’endroit où le déraillement s’est produit. Les dépêches ajoutent que parmi les morts est un nommé Duthier, huissier de cette chambre. Sur lui on a trouvé une dépêche, sans signature, mais datée d’Ottawa et ainsi conçue :

« Au chef de la gare à Mile End pour être remis à l’huissier Duthier sur le train d’une heure de Montréal à Ottawa.

« Avis important. Ne pas prendre même train que prennent deux amis. »

— Ce qui indique clairement, continua Lamirande, que quelqu’un à Ottawa avait des raisons de croire que le train sur lequel se trouvaient les deux amis n’était pas très sûr. Évidemment, le pauvre Duthier a mal compris l’avertissement. Voyant les deux amis quitter le train à Mile End, il crut pouvoir continuer sa route sans inconvénient. Son manque de perspicacité lui a coûté la vie. Ces deux amis, avec lesquels il ne faisait pas bon de voyager, c’étaient, sans aucun doute, le député de Portneuf et votre humble serviteur. Depuis la mort de M. Ducoudray, j’étais constamment suivi par ce malheureux Duthier. Je ne pouvais faire un pas sans l’avoir à mes trousses. Maintenant, pourquoi ne faisait-il pas bon de voyager en compagnie de ces deux amis ? Quand vous connaîtrez, monsieur le président, les documents qu’ils portaient, vous comprendrez pour quelle cause le train qu’ils avaient pris ne devait pas se rendre à destination. Vous comprendrez aussi à quelle inspiration ont dû obéir les deux malfaiteurs qui ont déplacé le rail.

Les députés et les spectateurs qui remplissaient les tribunes respiraient à peine. On aurait pu entendre voler une mouche ou courir une souris, tant le silence était absolu. Lamirande continua :

— Maintenant, monsieur le président, toujours à l’appui de ma motion que ce débat soit ajourné, permettez que je donne lecture à cette chambre d’une lettre collective des archevêques et évêques des provinces ecclésiastiques de Québec, de Montréal et d’Ottawa, lettre que S. G. l’archevêque de Montréal m’a remise aujourd’hui même.

Archevêché de Montréal, ce 11 mars, 1946.
« À monsieur Joseph Lamirande, député à la Chambre des Communes d’Ottawa et aux autres députés de cette Chambre.
« Messieurs les députés,

« La Chambre des Communes est actuellement saisie d’un projet de constitution destiné, s’il devient loi, à établir une nouvelle confédération de toutes les provinces canadiennes. Beaucoup de personnes sont d’avis que cette constitution projetée est bien trop centralisatrice ; qu’elle cache des pièges nombreux ; qu’elle serait désastreuse pour la liberté religieuse des catholiques et la nationalité canadienne-française à cause des pouvoirs exorbitants qu’elle accorde au gouvernement central. Nous n’avons pas l’intention de discuter ce projet de constitution en tant qu’œuvre politique ; mais nous avons un devoir plus grave à remplir. Nous avons le devoir de vous déclarer que cette constitution que vous étudiez a été élaborée, clause par clause, non pas au sein du cabinet, comme vous et le public le supposez, mais au fond des loges maçonniques. Cette affirmation, si invraisemblable qu’elle puisse vous paraître, nous sommes en état de l’établir par des preuves irrécusables.

« Vous savez tous que le jury du coroner, qui a fait une enquête sur la mort du journaliste Ducoudray, a déclaré que ce malheureux avait été assassiné par ordre de quelque société occulte dont il avait révélé les secrets à l’archevêque de Montréal. En effet, la veille de sa mort, frappé par la grâce et sincèrement converti, M. Ducoudray a remis entre les mains de l’archevêque de Montréal toutes les archives de la société dont il avait été, depuis plusieurs années, le secrétaire. Nous n’avons pas besoin de vous dire le sublime courage dont ce sectaire converti a fait preuve : le récit en a été fait à l’enquête. Mais ce qui n’est pas encore connu du public, c’est la nature des secrets qu’il a confiés à l’autorité religieuse. Eh bien ! les documents qu’il a remis à l’archevêque de Montréal, et dont l’authenticité ne saurait être révoquée en doute, établissent qu’il existe en cette province une société horrible, une société de satanistes ; d’hommes qui invoquent et adorent Satan et qui ont juré une haine à mort à notre Seigneur Jésus-Christ et à Son Église. C’est au sein de cette société qu’a été discuté, élaboré et adopté, ligne par ligne, paragraphe par paragraphe, le projet de constitution qui vous est soumis. Et cette société infernale a adopté ce projet parce qu’elle y voyait le moyen le plus efficace possible de détruire la religion catholique en ce pays, ainsi que la nationalité canadienne-française, principal rempart de l’Église au Canada.

« Tout cela, nous le savons, vous paraîtra incroyable. Nous avons confié à monsieur Lamirande des copies photographiées de ces documents. Examinez-les. Vous y trouverez la preuve de ce que nous affirmons. Les originaux sont déposés à l’archevêché de Montréal où vous pouvez les consulter. Parmi les documents, il y en a un que monsieur Ducoudray a préparé à l’archevêché de Montréal : c’est une liste des principaux membres de la société satanique. En tête de cette liste se trouvent les noms de monsieur Aristide Montarval et de sir Henry Marwood.

« Au nombre des manuscrits remis à l’archevêque de Montréal il y en a qui portent cette signature : « Le Grand Maître ». L’archevêque a fait examiner ces manuscrits par trois experts qui les ont comparés avec des lettres de monsieur Montarval et qui déclarent que l’écriture de ces papiers de la société secrète est identiquement la même que l’écriture des lettres. On trouvera l’attestation des experts parmi les pièces justificatives confiées à monsieur Lamirande.

« Enfin, monsieur Ducoudray a déclaré à l’archevêque de Montréal, de la manière la plus solennelle, que le récit mis en circulation par son journal, la Libre-Pensée, d’une prétendue tentative que monsieur Lamirande aurait faite de vendre son influence au gouvernement, est une noire et abominable calomnie, inventée par le chef de la société, monsieur Montarval ; que c’est, au contraire, le premier ministre qui a voulu corrompre monsieur Lamirande.

« Maintenant, messieurs, vous vous demanderez, sans doute, comment il se fait que nous ayons gardé si longtemps le silence. La raison, la voici. À peine monsieur Ducoudray fut-il assassiné que l’archevêque de Montréal a commencé à recevoir des lettres anonymes menaçant de mort tous les prêtres du pays si les secrets de la société étaient révélés. Dans ces lettres, on avait soin de ne pas menacer l’archevêque de Montréal lui-même. Il était décidé, tout d’abord, à garder le silence, n’osant pas exposer la vie de ses prêtres et des prêtres des autres diocèses ; car le meurtre de Ducoudray était une preuve que ces menaces n’étaient pas vaines. Les prêtres, mis au courant de la situation, ont prié, ont supplié, d’une voix unanime, l’archevêque de Montréal de faire connaître le complot ourdi contre l’Église et la nationalité française, quelles que puissent être, pour le clergé, les conséquences de cette révélation. En face de cette abnégation, l’archevêque de Montréal n’a pas cru devoir se taire plus longtemps. Il réunit ses collègues et leur communiqua toutes les pièces à lui confiées par monsieur Ducoudray. Après avoir mûrement examiné toutes choses, nous sommes tous d’avis que ces documents sont d’une authenticité incontestable.

« Voilà, messieurs les députés, la situation exposée aussi simplement que possible. Nous avons à peine besoin de vous conjurer de mettre de côté tout esprit de parti, toute considération personnelle ou politique et de vous unir étroitement, afin de repousser cette législation satanique qu’on vous soumet. Vous comprendrez, nous en sommes convaincus, qu’aucun député catholique ne peut, en conscience, voter un projet de constitution élaboré par une société impie, expressément en vue de détruire la religion catholique en ce pays. Votre devoir impérieux est de rejeter une telle législation. Nous croirions insulter à votre intelligence, à votre foi et à votre patriotisme en insistant davantage sur ce qu’il convient de faire. Aucun de vous, nous en sommes persuadés, ne sera traître à son rôle de député, de catholique et de Canadien-français. Aucun de vous ne se laissera duper par des sophismes qui, quelque spécieux qu’ils puissent être, ne sauraient vous faire oublier qu’on vous invite à sanctionner une législation préparée par le satanisme en vue de détruire parmi nous le règne social de Jésus-Christ. »

— Ce document, continua Lamirande, porte, je le répète, les signatures de tous les archevêques et évêques du Canada français. Ajouter à cette lettre le moindre commentaire ce serait l’affaiblir. Je me contente donc de proposer que le débat soit maintenant ajourné.

Au silence absolu qui avait régné pendant la lecture de la lettre épiscopale succède, tout à coup, une véritable tempête d’exclamations, d’interpellations, de cris de colère. Tous les députés catholiques quittent leurs sièges et se précipitent vers Lamirande. Ils l’entourent, ils lui serrent les mains, ils le félicitent, ils lui demandent pardon. Celui qu’ils étaient disposés, il y a une demi-heure à peine, à chasser de l’enceinte parlementaire, tous le reconnaissent et l’acclament maintenant comme leur chef. Les quatre ministres catholiques laissent leurs collègues, traversent la chambre et vont se joindre au groupe qui entoure Lamirande. C’est une scène indescriptible. Le président, voyant qu’il lui est impossible de maintenir l’ordre, déclare la séance suspendue jusqu’à huit heures et abandonne le fauteuil. À ce moment, rentrent Houghton, Vaughan et les autres députés qui s’étaient rendus au lieu de l’accident. En quelques instants on les met au courant de ce qui vient de se passer.

— Eh bien ! mon cher Vaughan, s’écrie Lamirande, tu me disais l’autre jour que tu ne me comprenais pas. Me comprends-tu maintenant ?

— Oui, je te comprends et je t’admire !

— J’ai prouvé tout ce que j’ai avancé, n’est-ce pas ?

— Même davantage !

— Et maintenant, en face de cette preuve, vas-tu me répéter, sérieusement, que tu es prêt à voter quand même cette constitution ?

— Oui, parce que, malgré son origine exécrable, pour moi, cette constitution est bonne.

— Alors, cher ami, c’est à mon tour de dire : je ne te comprends pas ! J’ajoute que tu m’aurais causé infiniment moins de peine en votant mon expulsion de la Chambre, qu’en donnant ton appui à cette œuvre d’iniquité.

Vaughan fut visiblement ému et embarrassé.

— C’est toujours la même réponse, dit-il. Tu as la foi, je ne l’ai pas. Tu crois que la religion est le bien suprême de l’homme, et moi je me demande toujours si la vie humaine, comme la vie animale, ne finit pas à la mort. Pour toi, l’Au-dela est une certitude, pour moi, c’est un problème que je ne puis résoudre.

Et le jeune Anglais s’en alla pensif et triste.

Les députés français et catholiques, ainsi que Houghton et ses partisans, se réunirent dans le bureau de l’opposition pour examiner les documents que Lamirande avait en sa possession et pour discuter la situation. Aucun d’eux ne songeait à aller dîner.

— Personne ne manque à l’appel, dit l’un des ministres, ou plutôt ex-ministres, car les collègues catholiques de sir Henry avaient démissionné séance tenante.

On fit l’appel nominal d’après une liste des députés qu’on s’était procurée. Pas un député de l’opposition, pas un député catholique ne manquait… excepté Saint-Simon.

— Je suis prêt à mettre ma main dans le feu si ce misérable n’est pas en ce moment avec Montarval, s’écria Leverdier.