Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXVI

Cadieux et Derome (p. 337-348).

CHAPITRE XXVI.


Pluet super peccatores laqueos..
Il fera pleuvoir des pièges sur les pécheurs.
(Ps. x. 7.)


Leverdier vint rejoindre Lamirande au moment où celui-ci se préparait à quitter l’hôtel du parlement.

— Mon cher Lamirande, dit-il, une lueur d’espérance !

— Qu’est-ce donc ?

— Une dépêche dans la dernière édition de l’Ottawa Herald annonce que tous les évêques sont de nouveau réunis à Montréal. Si Monseigneur était revenu sur sa décision, tout serait sauvé !

— Quoi qu’il en soit, répliqua Lamirande, que la volonté de Dieu soit faite !




Le lendemain matin, vers huit heures, Montarval était dans son bureau particulier à l’hôtel du gouvernement. Duthier vint l’y trouver.

— Maître, dit l’huissier, il y a du nouveau. Lamirande vient de recevoir une dépêche de l’archevêque de Montréal et il se prépare à partir par le train de neuf heures avec Leverdier.

— Très bien, suis-les jusqu’à l’évêché. Quand ils en sortiront, observe-les attentivement. Tu es assez intelligent pour voir, au seul aspect d’un homme, s’il est de bonne ou de mauvaise humeur, heureux ou contrarié. Regarde surtout Leverdier. Plus facilement que Lamirande il laissera lire sur ses traits l’état de son âme. Si Leverdier, en sortant de l’évêché, a l’air joyeux, et si tous deux se dirigent vers la gare du Pacifique pour prendre le train d’une heure, télégraphie-moi immédiatement ces quatre mots, sans signature : Beau temps, une heure. Si Leverdier a l’air triste et abattu, tu n’auras pas besoin de télégraphier du tout.

— Mais s’il n’avait l’air ni triste ni joyeux ?

— Cela ne se peut pas ! Et maintenant, avant de partir pour Montréal avertis tes deux compatriotes de se tenir à mes ordres, dès onze heures.



Vers onze heures, Lamirande et Leverdier gravissaient le perron de l’archevêché de Montréal. Tous deux étaient en proie à une vive émotion et le cœur leur battait comme s’ils venaient de faire une longue course. « Venez me voir au plus vite », voilà tout ce que disait la dépêche de l’archevêque ; mais c’était assez pour faire renaître l’espoir dans le cœur des deux amis.

— Cela ne peut signifier qu’une chose, s’était écrié Leverdier : Monseigneur, cédant à la pression que les prêtres ont dû exercer sur lui, est revenu sur sa décision et va te livrer les archives de Ducoudray.

— Je le crois fermement, moi aussi, fit Lamirande ; mais une crainte m’obsède. J’ai peur que même cette preuve ne soit inefficace. J’ai peur que les prévisions de Monseigneur ne se réalisent et que la majorité ne reste, malgré tout, du côté du gouvernement. Vaughan m’a déclaré formellement, hier soir, que quand même mon accusation serait prouvée, il n’en serait pas moins favorable au projet. Et, tu le sais, sept ou huit députés ne jurent que par lui. Je comptais particulièrement sur Vaughan parmi les députés non catholiques, et voilà qu’il m’échappe. Tant il est vrai de dire que là où la foi manque tout manque. Monseigneur me l’avait fait remarquer ; je vois maintenant jusqu’à quel point il avait raison.

— Mais au moins si nous avons ces pièces à conviction tu seras réhabilité aux yeux de la chambre et du pays !

— Hélas ! que vaudra cette petite satisfaction personnelle si nous manquons le but principal !

C’était en causant ainsi que les deux amis avaient fait leurs préparatifs de départ pour Montréal.

Ce fut pour eux un moment de véritable angoisse que celui où ils franchirent l’entrée du salon de l’archevêché. Tous les archevêques et évêques y étaient réunis. L’archevêque de Montréal vint au devant de ses visiteurs.

— Ce n’est pas en vain, mon cher monsieur Lamirande, dit-il, que vous avez compté sur le dévouement et le patriotisme du clergé… Vous l’emportez. Je vous ai fait venir pour vous remettre ce que je vous ai refusé l’autre jour.

Lamirande ne put que balbutier quelques paroles à peine intelligibles. L’archevêque continua :

— Je sais ce que vous avez fait. J’ai vu votre lettre au clergé. Elle a produit tout l’effet que vous pouviez en attendre. Depuis plus d’une semaine ma table est de nouveau encombrée de lettres, mais celles-ci ne sont pas anonymes, et autant les premières me désolaient, autant les dernières m’ont rempli de joie et de consolation. Tous ont eu la même pensée. Tous m’ont écrit ou sont venus me voir. Tous, jeunes et vieux, séculiers et réguliers, ont dit la même chose : « Parlez, Monseigneur ; faites connaître les secrets que vous possédez, ne songez pas à nous, à ce qui peut nous arriver, mais à l’Église, mais au pays. » Pas un seul n’a tenu un autre langage. En face de ce mouvement sublime je ne puis hésiter davantage. Je vais tout vous mettre entre les mains, avec une lettre collective signée par tous mes vénérables collègues. Aucun député catholique n’osera voter le projet ministériel à la suite des révélations que vous allez faire…

— Je suis vraiment ravi, Monseigneur, reprit Lamirande. Je bénis et je remercie Dieu de cette grande consolation. Cependant, un doute affreux me poursuit. Je crains qu’après tout ces révélations ne soient inutiles ; je crains que la majorité ne reste quand même du côté du gouvernement. Vous aviez raison, Monseigneur, de dire que la foi est la base de tout.

— Enfin, dit l’évêque, nous ferons tout ce que nous pourrons. Nous accomplirons notre devoir jusqu’au bout. Dieu se chargera du reste. Après tant de dévouement, Il fera, j’en suis persuadé, un véritable miracle, s’il le faut, pour sauver la position, à la dernière minute.

Puis le prélat remit à Lamirande des copies photographiées de tous les documents que Ducoudray lui avait laissés, ainsi qu’une lettre signée par tous les évêques.

— Je garde, dit-il, les originaux, mais si quelqu’un veut les consulter je les tiens à la disposition du public.

Les deux députés prirent ensuite congé des prélats. En sortant de l’archevêché, la figure de Leverdier rayonnait. À la pensée qu’au moins son ami ne serait plus un objet de mépris ou de pitié, son âme se remplissait d’une joie indicible que l’observateur le moins attentif aurait pu lire dans ses yeux et sur son front. Aussi Duthier crut-il devoir ajouter un mot à la formule. Il télégraphia à Montarval : Très beau temps, une heure.

— Imbécile ! murmura le ministre en lisant cette dépêche. Puis il sonna et fit entrer dans son bureau deux individus qui, depuis une demi-heure, attendaient dans une anti-chambre.

— Vous avez parfaitement compris vos instructions ? leur demanda-t-il.

— Oui, maître, répondit l’un d’eux.

— Eh bien ! faites.

Ils se retirèrent, et Montarval ferma la porte à clé derrière eux. Puis, il se mit à arpenter son cabinet en proie à une horrible émotion, à un accès de rage satanique, les poings crispés, l’écume à la bouche.

— Il triomphe ! Il triomphe ! répéta-t-il d’une voix étranglée.

S’exaltant de plus en plus, il apostropha ainsi l’Ange déchu :

— Eblis ! Dieu puissant, te laisseras-tu toujours vaincre par ton éternel Ennemi ! Nous touchions au succès, et voilà que tout menace de s’écrouler. Au moins, fais réussir cette dernière tentative que tu m’as inspirée. Que le fanatique adorateur de notre Ennemi soit broyé de telle sorte que sa mère elle-même ne pourrait le reconnaître !

Tout à coup il s’arrêta.

— Ah ! quel oubli ! s’écria-t-il. Ce malheureux Duthier prendra sans doute le train avec eux. J’aurai encore besoin de lui.

Puis il écrivit un télégramme ainsi conçu :

« Au chef de la gare à Mile End, pour être remis à l’huissier Duthier sur le train d’une heure de Montréal à Ottawa.

« Avis important. Ne pas prendre même train que prennent deux amis. »

Il remit le télégramme à un commissionnaire avec ordre de l’expédier immédiatement.




Lamirande et Leverdier avaient pris le train à une heure. Duthier les suivait toujours. Ils n’en firent aucun cas, tant ils étaient absorbés par l’examen des documents que l’archevêque de Montréal leur avait remis. L’horrible complot dépassait tout ce qu’ils avaient pu imaginer. C’était du satanisme pur et ouvertement déclaré.

Au Mile End, il y eut un arrêt de quelques minutes. Sur le quai de la gare une foule d’ouvriers et d’oisifs faisait cercle autour d’un homme d’équipe étendu par terre.

— Qu’a-t-il donc ? demanda Lamirande en ouvrant une fenêtre.

— Il vient de recevoir un choc électrique, lui répondit-on.

Lamirande remit vivement à Leverdier les papiers qu’il examinait. Il ne songea plus aux graves problèmes politiques qui le préoccupaient, tout à l’heure. Il n’était plus que médecin et n’avait plus qu’une pensée : sauver la vie de ce malheureux. Dans un instant, il était sur le quai. Il écarta la foule et examina le foudroyé.

— Il n’est peut-être pas mort, s’écria-t-il ; mais faites de l’espace, je vous en prie, donnez lui de l’air.

La foule se recula un peu, et Lamirande se mit à pratiquer sur l’ouvrier électrisé la respiration artificielle.

Pendant ce temps, le chef de la gare se mit à crier : « Un télégramme pour M. Duthier, huissier. M. Duthier est-il ici ? »

L’huissier qui était dans la foule se présenta et prit son télégramme.

Leverdier vint rejoindre Lamirande. Il avait remis tous les documents dans son sac de voyage qu’il tenait à la main.

— Nous allons manquer le train, dit-il à Lamirande.

En effet, à ce même moment le cri : En voiture ! All aboard ! se fit entendre.

— Je ne puis laisser mourir cet homme, dit Lamirande. Le devoir du moment est ici. Du reste, dans une heure, il y aura un train pour Ottawa par le Grand Atlantique.

Et il continua de prodiguer ses soins à l’ouvrier qui commençait à donner quelques signes de vie.

Duthier, qui s’était approché, avait entendu les dernières paroles de Lamirande.

— Mon télégramme m’avertit, se dit-il, de ne pas voyager avec ces messieurs. Le maître ne veut pas, sans doute, pour une raison ou pour une autre, que j’arrive à Ottawa en même temps qu’eux ; mais puisqu’ils vont prendre le train du Grand Atlantique je puis bien, sans désobéir, continuer par ce train-ci.

Et au moment où le convoi s’ébranle, il saute sur le marchepied d’un des wagons. Dans quelques instants le train file vers Ottawa à une vitesse de quatre-vingt-dix milles à l’heure.

Duthier, qui était quelque peu philosophe, lia conversation avec un autre voyageur.

— Ils ont beau dire, fit-il sentencieusement, le Progrès est une belle chose. Voyez comme nous filons ! Il y a cinquante ans, on croyait que la vapeur était le dernier mot du Progrès. Un train qui faisait régulièrement ses soixante milles à l’heure était presque une merveille : on en parlait dans les journaux. Aujourd’hui que l’électricité a remplacé la vapeur, soixante milles à l’heure, c’est bon pour les trains de marchandises. Pour les voyageurs, c’est quatre-vingts ou quatre-vingt-dix milles qu’il faut. J’ai même lu dernièrement qu’aux États-Unis et en Angleterre il y a des trains qui font cent milles à l’heure. Nous sommes toujours un peu en retard en ce pays-ci.

— Quand on déraille je trouve qu’une vitesse de quatre-vingts milles à l’heure est amplement suffisante, fit son interlocuteur.

— Oui, mais grâce au Progrès, au perfectionnement des voies ferrées, les accidents sont bien moins fréquents qu’autrefois.

— Moins fréquents, peut-être, mais certainement plus désastreux. C’est une vraie marmelade à chaque fois…

— Êtes-vous contre le Progrès, monsieur ?

— Je le suis quand le progrès est contre moi.

Cette réponse quelque peu énigmatique figea le loquace huissier. Il reprit la lecture de ses journaux interrompue par l’incident de Mile End.

Le temps était bas et brumeux. On ne voyait pas à deux cents pieds dans les champs. Le mécanicien ne devait pas voir davantage devant lui.

On avait passé la dernière station avant d’arriver à Ottawa. Le train filait toujours comme l’éclair. Tout à coup, une série d’horribles et de rapides secousses, une oscillation formidable, un craquement sinistre ; puis un amas de débris en bas du remblai et un hideux concert de cris agonisants qui déchiraient le brouillard.

La pauvre humanité venait d’offrir un nouvel holocauste au dieu Progrès.