Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXVIII

Cadieux et Derome (p. 364-378).

CHAPITRE XXVIII.


Erunt proditores..
Il y aura des traîtres.
(ii. Tim. iii. 4,)


Effectivement, il y était.

Profitant de la confusion qui suivit les révélations de Lamirande, Montarval s’était esquivé de la chambre ; et, en partant, il avait fait un signe impérieux à Saint-Simon de le suivre. Celui-ci hésita un instant. Sa conscience lui cria : « N’obéis pas, malheureux ! » Ce cri, il l’entendit, malgré le bruit. Il l’aurait entendu au milieu d’une tempête, au fort d’une bataille ; car cette faible voix intérieure domine tous les bruits du dehors, si formidables soient-ils. Au lieu de suivre Montarval, il fit deux pas vers Lamirande. Puis la pensée lui vint que Montarval pouvait le ruiner. « Pourquoi l’exaspérer inutilement ? se dit-il ; il n’y a pas de mal à aller voir ce qu’il me veut. » Et il suivit le tentateur. Il venait de repousser, de fouler aux pieds la dernière grâce. À partir de ce moment la voix intérieure cessa de se faire entendre, et il descendit à l’abîme sans plus de résistance.

— Comme vous le voyez, lui dit Montarval, lorsque les deux furent rendus dans un cabinet particulier réservé aux ministres ; comme vous le voyez, la position est critique. Il faut se montrer à la hauteur de la situation. Jusqu’ici votre rôle a été facile. Vous nous avez aidés en combattant notre politique, en nous attaquant, en nous injuriant. Ce rôle est fini. Maintenant vous devez en prendre un autre tout opposé.

— Vous ne voulez pas dire que je dois parler en faveur de votre projet de constitution que j’ai condamné avec tant de violence ?

— Vous ne parlerez pas, si cela vous gêne. À l’heure qu’il est, du reste, les paroles sont inutiles. Mais vous voterez avec nous.

— Voter cette constitution que j’ai tant dénoncée, et cela au moment même où tous mes compatriotes la repoussent avec indignation ! Mais vous voyez bien que c’est une impossibilité. Je serais à jamais déshonoré !

— Et si vous ne la votez pas, vous serez non seulement déshonoré, mais ruiné par dessus le marché.

— Que voulez-vous dire ? balbutia le malheureux.

— Voici. Vous le savez, je puis prouver que vous vous êtes vendu au gouvernement et je puis vous jeter sur le pavé. Je ferai l’un et l’autre si vous ne votez pas comme je veux.

— Mais c’est une cruauté inutile. Un vote de plus ou de moins ne peut pas changer le résultat. Je ne voterai pas contre, cela devrait vous suffire.

— Cela ne me suffit pas, parce qu’un seul vote peut faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Le président de la chambre, j’en suis convaincu, est contre nous. Il ne faut donc pas qu’il y ait égalité de voix. Tous les députés catholiques voteront contre nous, et en quittant la chambre j’ai vu plusieurs députés ministériels non catholiques qui entouraient Lamirande. Le résultat peut dépendre de votre voix. Il me la faut, entendez-vous !

Et le ministre s’en alla brusquement, laissant le misérable député en proie, non au remords qui sauve, mais à la rage, au désespoir qui perd.



À la réunion des députés opposés au gouvernement, il fut décidé que l’on précipiterait le dénouement, en insistant sur la mise aux voix de la deuxième lecture, dès l’ouverture de la séance, à huit heures. Si nous devons avoir la majorité, disaient Houghton et Lamirande, nous l’aurons ce soir, avant que Montarval ait le temps de nouer d’autres intrigues.

La chambre était au grand complet. Elle se composait de 243 membres, sans compter le président qui, on le sait, ne vote que lorsqu’il y a partage égal des voix. Si tous les députés votaient, ce partage égal ne pourrait pas se produire.

Les tribunes regorgeaient de monde. Une agitation fiévreuse régnait partout. L’assemblée était houleuse. Le président, en prenant son siège, put difficilement obtenir un peu de silence et un ordre relatif.

Aussitôt que la séance est ouverte, éclatent les cris bien connus : Question ! Question ! Aux voix ! Aux voix ! Personne ne se lève pour parler. Les ministres paraissent aux abois. Sir Henry, d’ordinaire si habile à discerner ces courants dangereux qui se forment subitement au sein des assemblées, à les diriger, tout en ayant l’air de les suivre, semble réduit à quia. Montarval lui-même, si fécond en ressources, ne trouve plus rien. On aurait dit que, désespéré, il attendait la fin. Et les cris : Question ! Aux voix ! redoublent. Enfin Vaughan se lève. Le silence se fait aussitôt.

— Monsieur le président, dit-il, je ne puis laisser mettre la deuxième lecture aux voix sans donner un mot d’explication, sans dire ce que je pense de la position qui nous est faite. J’ai examiné les documents confiés par l’archevêque de Montréal à mon ami le député de Charlevoix. Leur parfaite authenticité ne saurait être mise en doute. Il est donc établi que le projet de constitution dont la chambre est saisie est l’œuvre, non du cabinet, mais d’une société occulte. Le secrétaire d’État et le premier ministre sont les deux principaux chefs de cette organisation secrète. Je déteste les associations de ce genre, les intrigues ténébreuses qui ne sont ténébreuses que parce qu’elles sont criminelles. C’est dire assez clairement que je n’ai plus aucune confiance dans le premier ministre et son collègue le secrétaire d’État. C’est dire aussi que le ministère actuel doit disparaître. Toutefois, et bien que la conduite de ces deux ministres ne m’inspire que du dégoût, je voterai la deuxième lecture de ce projet de constitution parce que cette œuvre politique, malgré le vice de son origine, me paraît bonne. Que le but des auteurs de ce projet ait été de nuire à l’Église catholique et à l’élément français, c’est indiscutable. Ils ont agi par haine, par passion. Je condamne leurs motifs ; mais, enfin, le résultat de leur travail, je ne puis que l’approuver. Je suis favorable, j’ai toujours été favorable à l’établissement d’un grand Canada avec un gouvernement fort ; à la fusion des races ; à un peuple uni, parlant une seule langue, la langue anglaise. Quant à l’Église catholique, je ne lui suis certes pas hostile ; car si dans le monde entier il existe une religion qui possède quelque droit au respect et à la reconnaissance de l’humanité, c’est la religion catholique romaine, la seule raisonnable, la seule logique. Mais, enfin, je suis d’avis que les intérêts du pays, du grand Canada que je veux aider à établir, doivent passer avant les intérêts d’une société religieuse quelque respectable qu’elle soit. Si l’Église catholique doit se trouver mal du régime proposé, je le regrette sincèrement ; ce regret ne constitue cependant pas une raison suffisante pour moi de repousser ce projet de constitution. Sans doute, je penserais, je parlerais, et je voterais autrement si j’étais un catholique fervent comme l’est mon bon et cher ami le député de Charlevoix à qui, je le sais, je fais terriblement de la peine en ce moment. Mais je ne le suis pas. Je suis partisan de la grandeur matérielle. Je ne puis m’élever à une région plus haute, que j’entrevois, mais qu’il m’est aussi impossible d’atteindre qu’il est impossible aux habitants de la basse cour de suivre l’aigle dans son vol vers les astres. Le régime politique qu’on nous propose m’offre tout ce que je puis comprendre, tout ce que je puis croire : la grandeur politique de mon pays. Je l’accepte, tout en méprisant souverainement la main qui nous la présente.

Cet étrange discours où se traduisaient les doutes, les faiblesses, les contradictions, les aspirations vagues de cette pauvre âme que Dieu et le démon se disputaient, produisit une profonde impression sur la chambre. Il y eut un moment de silence. Montarval se pencha vers sir Henry et lui glissa tout bas quelques mots à l’oreille. Le premier ministre sourit : il avait trouvé le joint. Vaughan, sans le soupçonner, avait tendu aux ministres naufragés une planche de salut.

— Monsieur le président, dit le premier ministre, je remercie vivement l’honorable député qui vient de parler. Je le remercie de l’attitude si patriotique qu’il prend en ce moment de crise. Sans doute, je regrette de constater qu’il n’a plus confiance dans le cabinet, mais je me réjouis de voir qu’il sait distinguer entre les ministres et leur politique ; entre les fautes qu’ils ont pu commettre en élaborant ce projet de constitution, et ce projet lui-même. J’avoue qu’il y a eu des imprudences de commises ; j’avoue que les documents que l’on a produits, et dont je ne conteste pas l’authenticité, jettent un certain louche sur ma conduite et sur celle de mon collègue, le secrétaire d’État. Sans doute, les auteurs de la lettre collective, qu’on a lue ici cette après-midi, exagèrent beaucoup notre culpabilité ; mais je confesse que, dans notre désir, peut-être trop ardent, d’assurer le succès de la grande œuvre politique que nous avions entreprise, nous avons été imprudents dans le choix des moyens. Aussi sommes-nous bien décidés à subir, sans murmurer, le châtiment dû à cet excès de zèle, à cette faute, si vous voulez. Nous avons l’intention d’abandonner la direction des affaires, dès que nous le pourrons sans manquer de patriotisme. Mais avant de nous en aller, nous voulons voir cette constitution adoptée ; nous voulons que l’établissement d’un Canada uni, d’un grand Canada soit chose réglée. Nous ne demandons pas un vote de confiance à la Chambre. Nous nous engageons à ne pas considérer l’adoption de la constitution proposée comme un vote de confiance dans le cabinet actuel. Nous demandons seulement aux députés de rester fidèles à eux-mêmes ; de ne pas se déjuger, parce que deux ministres ont manqué de prudence ; de ne pas rejeter un projet qu’ils ont déclaré bon, parce que ce projet a été discuté ailleurs que dans le cabinet. Nous ne leur demandons pas de nous épargner, mais nous avons assez de confiance dans leur patriotisme pour croire qu’ils ne blesseront pas le pays en voulant nous frapper. Qu’ils mettent la dernière main à l’établissement du Canada uni en votant cette constitution, et ils n’auront pas besoin de nous signifier notre congé : nous nous en irons de nous-mêmes, heureux de n’avoir à nous reprocher qu’un excès de zèle en faveur d’une grande cause. Sans doute, si nous n’écoutions que nos sentiments personnels, nous pourrions démissionner immédiatement et laisser à d’autres le soin de conduire l’entreprise à bonne fin. Ce serait dangereux, et peu patriotique de notre part. Une crise ministérielle en ce moment pourrait entraîner des complications que nous regretterions ensuite. Encore une fois, qu’on assure l’avenir de la patrie en la dotant de cette constitution, qui a déjà été ratifiée une première fois par l’immense majorité de cette Chambre, que les députés accomplissent ce devoir de patriotisme ; puis nous ferons le nôtre, en remettant notre démission entre les mains de Son Excellence.

Ce discours habile produisit un effet marqué sur les députés ministériels anglais, moins un petit nombre. Les députés ministériels français, dans une autre circonstance, se seraient peut-être laissé prendre aux gluaux du rusé premier ministre ; mais aujourd’hui le voile est complètement déchiré. Ils voient clairement l’abîme vers lequel ils marchaient. En ce moment les sophismes de sir Henry sont impuissants à leur remettre le bandeau sur les yeux.

Sir Henry et Montarval s’aperçoivent de l’état des esprits et comprennent qu’ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour fortifier leur position.

— C’est un coup de dé, dit Montarval à Sir Henry. La majorité sera bien faible d’un côté ou de l’autre. Nous n’avons rien à gagner en temporisant.

Et il se met à crier, lui aussi : « Aux voix ! Aux voix ! »

Le président met d’abord aux voix l’amendement traditionnel proposé par Houghton et Lamirande : « Que ce bill ne soit pas lu une deuxième fois maintenant, mais dans six mois. » « Tous ceux qui sont en faveur de l’amendement voudront bien se lever, » dit-il. Jamais on n’avait voté à Ottawa sous le coup d’une pareille émotion. L’un après l’autre, les députés favorables au rejet du bill se lèvent. Ils sont au nombre de 121. Saint-Simon, le chapeau rabattu sur les yeux, n’a pas bougé. Un frémissement parcourt les rangs des députés français. Un grondement sourd se fait entendre.

— Á l’ordre, messieurs, dit le président. Tous ceux qui sont contre l’amendement voudront bien se lever.

L’assistant-greffîer crie les noms des votants, pendant que le greffier les enregistre. Parmi les noms de ceux qui votent contre le renvoi du bill à six mois, contre son rejet, est celui de Saint-Simon. Les sifflets éclatent, menaçants. C’est avec difficulté que le président les peut faire cesser suffisamment pour permettre aux greffiers d’achever l’enregistrement des voix. Enfin, la tâche est finie. Le greffier en chef, visiblement ému, annonce le résultat du scrutin.

— Pour l’amendement, 121 ; contre, 122.

The amendment is lost, l’amendement est rejeté, dit le président.

Une tempête accueille ces paroles. Du côté ministériel, ce sont des applaudissements frénétiques ; du côté de l’opposition, des cris de colère et de malédiction, des sifflets et des huées. Cette scène indescriptible dure cinq minutes. Le président ne peut rien faire pour rétablir l’ordre. C’est Lamirande qui réussit enfin à obtenir un peu de silence.

— Les noms ! dit-il, je demande les noms. Alors le greffier lit, par ordre alphabétique, les noms de ceux qui ont voté pour l’amendement, puis les noms de ceux qui ont voté contre.

Cette formalité remplie, Lamirande se lève de nouveau.

— Monsieur le président, dit-il, je vois que le nom du député du comté de Québec se trouve parmi les noms de ceux qui ont voté contre l’amendement. Comme il est parfaitement connu que l’honorable député s’est déjà montré très hostile au projet, j’ai lieu de supposer qu’il a voté par erreur contre le renvoi du bill.

C’est tout ce que le règlement lui permet de dire.

Cet appel n’a aucun effet. Le malheureux n’hésite pas un instant.

— Ce n’est pas une erreur, dit-il.

Nouvelle tempête de huées et de sifflets auxquels se mêlent les cris de : Traître ! Vendu !

Le président a perdu tout contrôle sur l’assemblée. C’est encore Lamirande qui parvient à rétablir un peu d’ordre.

— C’est maintenant, dit le président, la question principale, la deuxième lecture qui est mise aux voix.

Le règlement permet de parler. Saint-Simon se lève, pâle, hagard. Le silence se fait aussitôt, car tous sont curieux d’entendre ce qu’il peut bien avoir à dire pour expliquer sa volte-face.

— Monsieur le président, clame-t-il d’une voix fausse et criarde, je désire répondre aux injures dont j’ai été l’objet, en donnant la raison qui m’engage à voter cette constitution que j’ai naguère combattue. C’est tout simplement, pour moi, une question de choisir le moindre de deux maux. Je me suis vivement opposé au projet de constitution qui nous est soumis, et je le trouve encore mauvais ; mais quand je songe que si l’opposition réussit à le faire rejeter, la province de Québec tombera peut-être entre les mains du député de Charlevoix et de ses pareils, je ne puis me décider à exposer le pays à un tel malheur. Le Canada uni qu’on veut établir laissera sans doute à désirer ; mais la Nouvelle France, fanatisée, intolérante, digne des temps de l’Inquisition et du moyen âge que le député de Charlevoix et ses amis veulent nous donner, serait tout simplement inhabitable. Je vais donc voter cette constitution que je n’aime pas pour épargner à notre province un malheur épouvantable.

Tant d’audace plongea l’assemblée dans une sorte d’étonnement mêlé de stupeur. Les députés français éprouvèrent un dégoût tellement profond que, ne trouvant plus aucun moyen de le manifester d’une manière suffisante, ils se turent. L’enregistrement des voix sur la deuxième lecture se fit au milieu d’un profond silence. Le résultat, du reste, était connu d’avance.

— Pour, 122 ; contre, 121, dit le greffier.

The motion is carried. La motion est adoptée, fit le président.

Puis la séance est levée, et les députés se réunissent par groupes, discutant avec bruit.

— Tout espoir n’est pourtant pas perdu, dit Lamirande à ses amis Leverdier et Houghton. Cette majorité d’une voix due à la trahison, Dieu ne peut pas permettre qu’elle fixe à tout jamais les destinées d’un peuple.