Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XII

Cadieux et Derome (p. 171-177).

CHAPITRE XII.


Fel draconum vinum eorum, venenum aspidum insanabile.
Leur vin est un fiel de dragons, c’est un venin d’aspics qui est incurable.
(Deut. xxxii. 33.)


La science moderne a mis aux mains des scélérats des armes meurtrières. À la fin du dix-neuvième siècle, des explosifs violents, capables de fendre les montagnes, étaient très en vogue dans le monde des malfaiteurs. Il y a cinquante ans, les attentats par les bombes étaient fréquents. Mais la bombe était brutale et peu commode. Si elle répandait la terreur avec la mort, elle livrait fatalement celui qui s’en servait à la rigueur des lois ou à la fureur de la multitude. Au milieu de ce vingtième siècle, la bombe est passée de mode. On a fait des progrès dans l’art de tuer. De tout temps, sans doute, ont existé des poisons subtils, des ptomaïnes qui donnaient la mort sans laisser de traces ; et de tout temps, aussi, des crimes nombreux doivent être attribués à ces toxiques mystérieux. Jadis, cependant, ces redoutables substances n’étaient à la portée que du petit nombre. Aujourd’hui, la science est démocratisée. La chimie est plus nécessaire aux peuples, selon les idées modernes, que la théologie ; les laboratoires publics plus utiles que les églises. Connaître Dieu, ses lois, et ses grandeurs, les merveilles du monde spirituel, la destinée surnaturelle de l’homme et les moyens qu’il lui faut employer pour l’atteindre, connaître ces choses sublimes et simples à la fois, c’est un savoir démodé dont le genre humain peut se passer. Mais la chimie, voilà la science nécessaire à tous ! Aussi, que voyons-nous ? La bombe a disparu avec le progrès et la vulgarisation de la chimie. Elle est remplacée, avantageusement pour l’assassin, par les cultures microbiennes qui permettent de détruire sa victime en se cachant derrière le choléra, le typhus, la variole, la phtisie. On a pu même, triomphe suprême de la science, inventer des maladies nouvelles en croisant savamment les différentes races de bacilles. Quelques gouttes versées dans un breuvage donnent la mort la plus naturelle possible. La docte faculté peut s’étonner des nombreux cas sporadiques de maladies violentes qui jadis ne se rencontraient guère sans prendre la forme épidémique ; elle peut se demander où est le foyer d’infection ; elle peut même soupçonner parfois qu’un crime a été commis ; mais elle ne saurait fournir à la justice le moindre indice qui permette à celle-ci de sévir. Un tel, que tel autre avait intérêt à faire disparaître, est frappé tout à coup d’une maladie contagieuse qui n’existait nulle part dans les environs. Les médecins peuvent bien concevoir des doutes, mais aux magistrats qui s’inquiètent ils sont bien obligés de dire : « Cet homme est mort de mort naturelle. »




Au fond d’une vaste pièce, richement meublée, moitié salon, moitié bureau de travail, il fut décidé, une nuit, que Lamirande, le gêneur, mourrait de la fièvre nouvelle qui, à cette époque, intriguait les médecins des deux mondes. Le Comité Exécutif n’y était pas. Le maître seul avait pris cette détermination. Une de ses créatures fut chargée de mettre l’arrêt à exécution, au premier moment favorable.



— Il faut que je me rende à Ottawa, demain, dit Lamirande un soir à sa femme. Une dépêche de Houghton m’y appelle pour une affaire très importante.

— Veux-tu que je t’accompagne, mon mari ? Quelque chose me dit que tu seras exposé à un grand danger pendant ce voyage.

— As-tu fait un mauvais rêve ? demande Lamirande en souriant.

— Non, et je ne crois pas aux rêves ; mais je crois aux pressentiments, ou plutôt à ces étranges avertissements que les anges peuvent et doivent nous donner parfois…Laisse-moi t’accompagner ?

— Mais, chère Marguerite, s’il y a un malheur dans l’air, ne vaut-il pas mieux que tu restes afin que, s’il m’arrive quelque chose, tu sois laissée pour élever notre enfant ?

— Quelque chose d’irrésistible me dit pourtant que mon devoir est de t’accompagner en cette circonstance, que je pourrai, je ne sais comment, te protéger contre quelque danger. Veux-tu que j’aille avec toi… ne me refuse pas, je t’en prie !

— Puisque tu insistes, tu viendras, ma chère femme. Un petit voyage, du reste, te fera du bien et chassera ces idées noires. Car si je crois fermement aux anges et à leurs avertissements, je crois non moins fermement à l’influence naturelle du corps sur l’âme. Une légère indisposition est suffisante pour nous faire tout voir sous les couleurs les plus sombres. Oui, nous irons ensemble à Ottawa.




Le voyage se fit sans le moindre accident. Le vague pressentiment de Marguerite s’était dissipé comme un nuage. En revenant à Québec, Lamirande et sa femme, avec d’autres voyageurs, prirent un repas à la gare des Trois-Rivières, le train étant en retard à cause de la neige. À peine s’étaient-ils mis à table qu’un jeune garçon, inconnu et pauvrement vêtu, qui se tenait près de la porte de la salle à manger, poussa un cri effroyable et tomba comme foudroyé. Tous se lèvent, instinctivement. Seul un homme assis près de Lamirande reste à sa place. Nul ne le remarque ; nul ne le voit étendre rapidement la main au-dessus de la tasse de thé que l’on vient de mettre à côté du couvert de Lamirande. Celui-ci s’est rendu auprès de l’adolescent qui se tord dans d’affreuses convulsions. Marguerite et les autres voyageurs, ainsi que les serviteurs, l’ont suivi. Personne ne fait attention à l’homme resté seul à table.

— Le voilà qui revient à lui déjà, fait Lamirande au bout d’un instant. Je n’ai jamais vu une attaque d’épilepsie, apparemment très grave, disparaître aussi rapidement. C’est vraiment extraordinaire.

Puis tous se remettent à table.

— Vois donc, on s’est trompé, dit Marguerite à son mari ; on m’a donné le café et tu as le thé. Échangeons.

Et Lamirande donne sa tasse à Marguerite et prend celle de sa femme.

Ce fut le seul incident du voyage.




Encore la vaste pièce richement meublée, moitié salon, moitié bureau de travail. Il est nuit. Le maître tient ce monologue :

— Une vulgaire inattention, la gaucherie d’un garçon de café l’a fait échapper à la mort, mais à quel prix ! C’est sans doute mieux ainsi. Eblis a dû inspirer lui-même cette erreur. Il verra mourir sa femme et son art sera impuissant à la sauver. Les douleurs de la fièvre qui lui était destinée auraient été des jouissances à côté des tortures morales qu’il va endurer. À cela s’ajoutera le désespoir de ne pouvoir quitter sa femme pour prendre part à la lutte. Décidément, c’est bien mieux ainsi ! Le grand Eblis est plus avisé que ses serviteurs !… Mais il faut, pourtant, que cet homme néfaste soit abattu. Il est préférable, sans doute, qu’il ne meure pas, puisqu’Eblis l’a épargné. Mort, son souvenir aurait fait du mal. On aurait peut-être eu des soupçons sur la cause de sa maladie. Mais il faut que son influence soit à jamais détruite, que ses compatriotes cessent d’avoir confiance en lui. Ce sera cent fois plus efficace que sa mort.

Ainsi se parlait à lui-même le maître, dans le silence de la nuit.