Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XI

Cadieux et Derome (p. 154-170).

CHAPITRE XI.


Ô generatio infidelis et perversa !
Ô race incrédule et dépravée !
(Luc. ix. 41.)


Quelques jours plus tard Lamirande, Leverdier et un petit groupe d’amis, hommes de valeur réelle, mais peu connus dans les cercles politiques, lancèrent un manifeste, ferme et calme, aux quatre coins de la province. Cet appel produisit une profonde émotion. On eût dit d’abord que tout le parti conservateur allait se rallier autour du jeune député. Dès le commencement de la crise, tous les journaux catholiques canadiens-français furent unanimes à dénoncer le projet de sir Henry comme une trahison, une infamie, un attentat contre le Canada français. Même le Mercure ne put résister au courant populaire : il publia des articles violents contre le premier ministre. Partout on convoqua des assemblées. La politique du gouvernement fut vigoureusement condamnée et la nécessité de faire sortir la province de la Confédération hautement proclamée. Si les élections eussent eu lieu dans les quinze jours qui suivirent la dissolution du parlement, pas un seul partisan de sir Henry n’aurait été élu dans toute la province.




À peine sir Vincent eût-il démissionné que la nouvelle se répandit que M. Montarval l’avait remplacé. Ce choix augmenta le mécontentement général. Les conservateurs n’avaient guère confiance en lui, car ses anciennes accointances avec les radicaux n’étaient un secret pour personne. Son manque de religion le rendait plus que suspect aux yeux des catholiques. La Libre-Pensée et les autres journaux révolutionnaires avaient beau répudier le nouveau ministre, le traiter de rétrograde, de réactionnaire et même de clérical, ils ne réussirent guère à donner le change à l’opinion qui se souleva contre le cabinet et menaça de l’emporter.

Pendant quinze jours, les ministres ne donnèrent pas signe de vie. Ils ne se montrèrent nulle part, ne firent aucune communication aux journaux, ne se laissèrent même pas interviewer par les reporters. C’était une tactique habile, car en se tenant cois, ils n’ajoutèrent aucun aliment nouveau au feu qu’ils avaient allumé. Ce n’était certes pas un feu de paille ; mais même le bois le plus dur, même la houille finit par se consumer. Contre des gens qui ne se défendent pas le bras le plus vigoureux est à moitié désarmé.

Seule la fureur de Saint-Simon allait toujours crescendo. Le Progrès n’était plus un journal, c’était un volcan en pleine éruption, vomissant, à jet continu, flammes, fumée, cendres, eau bouillante, pierres brûlantes et lave ; de la boue, surtout. Il en amoncela des montagnes sur la tête des ministres. Il leur appliqua des épithètes tellement injurieuses, tellement outrageantes que même ceux qui étaient les plus outrés contre eux finirent par dire : c’est trop fort ! De plus, il prêcha une véritable guerre d’extermination contre les Anglais et les protestants. Ses écrits furent reproduits par la presse anglaise des autres provinces et passèrent au loin pour être l’écho fidèle des sentiments et des aspirations de la masse des Canadiens-français. Lamirande et Leverdier avaient beau répudier de toutes leurs forces le langage atroce du Progrès, ils ne parvenaient pas à détruire entièrement, l’effet désastreux de ces appels insensés. Pendant les quinze premiers jours, Saint-Simon avait réussi à faire, dans les provinces anglaises, un mal incalculable à la cause du Canada français.

La province de Québec, toutefois, restait unie. Les majorités que les ministres auraient pu obtenir dans les autres provinces n’auraient probablement pas été suffisantes pour tenir tête à la députation compacte du Canada français. Il fallait donc, à tout prix, briser l’union qui s’était momentanément établie parmi nos compatriotes.




Oh ! la puissance maudite de l’or ! Auri sacra fames ! s’écriait le poète latin, il y a deux mille ans. La nature humaine n’a pas changé depuis lors : l’exécrable soif de la richesse est toujours sa plus honteuse infirmité. Sans doute, l’orgueil, la luxure, l’intempérance font de terribles ravages, de nombreuses victimes. Mais existe-t-il une autre passion qui dégrade l’homme autant que l’affreuse cupidité ? Existe-t-il un autre vice qui le conduit dans d’aussi insondables abîmes d’infamie ? Qu’on ne l’oublie pas, c’est la soif de l’or qui a fait commettre le crime unique de Judas. Il avait été choisi par le divin Sauveur et élevé par lui à la dignité suréminente d’Apôtre ; il était destiné à devenir une des colonnes de l’Église, un des évangélisateurs des peuples, un de nos pères dans la foi. Il devait donc posséder des qualités réelles qui le désignaient au choix du divin Maître. Mais il avait un défaut : il aimait l’argent d’une manière désordonnée. Et ce défaut, malgré les grâces surabondantes qu’il dut recevoir pendant les trois années qu’il passa dans l’intimité de Jésus, le conduisit au crime le plus énorme et le plus invraisemblable qui ait été commis depuis que le monde existe. Le plus énorme, puisque jamais on n’avait vu et que jamais on ne verra pareil attentat contre une semblable Personne ; le plus invraisemblable, parce que jamais mobile aussi chétif n’a fait commettre forfait aussi grand. Judas ne pouvait avoir aucune haine à assouvir, aucune injure à venger, aucune ambition à satisfaire, aucun triomphe à espérer. Il a livré son Maître, qu’il devait pourtant aimer un peu, pour la misérable somme de trente pièces d’argent, le prix d’un petit champ !

Ou l’argent qui est ainsi maître des âmes, dit Huysmans, est diabolique, ou il est impossible à expliquer.

C’est en méditant sur le crime de Judas que l’on parvient à se faire une idée de la puissance épouvantable de l’or sur le cœur de l’homme.

Cette puissance infernale, Montarval et sir Henry Marwood la connaissaient. C’est sur elle qu’ils comptaient surtout.

Deux semaines après la dissolution de la chambre, Lamirande et Leverdier se rencontrèrent au bureau de rédaction de la Nouvelle-France. Ils avaient bien travaillé, chacun de son côté. Dans une série d’articles, brillants et solides, le journaliste avait exposé la situation avec autant de force que de dignité. Le député s’était prodigué dans les réunions publiques, électrisant ses auditeurs par sa parole vibrante et chaude, par son patriotisme aussi éclairé qu’ardent.

— As-tu remarqué le Mercure depuis trois jours ? demanda le journaliste à son ami.

— Je dois t’avouer qu’à part le tien je n’ai guère lu les journaux depuis que la campagne est ouverte. Que dit le dieu du commerce… et des voleurs ? Mercure, singulier nom pour un journal catholique !

— C’est un nom prédestiné. Qu’est-ce que le dieu du commerce dit ? Il ne dit rien. Il fait beaucoup, par exemple ; il fait son métier : du commerce, des affaires.

— Explique-toi donc ; je n’y comprends rien. Il me semble avoir vu dans ton journal des articles pas trop mal tournés reproduits du Mercure.

— Oui, mais cela a cessé net. Avant-hier, pas un mot sur la situation, mais un long article sur le monopole de la lumière électrique à Montréal. Hier, même silence sur la crise, accentué par une savante étude sur le commerce des grains à Chicago. Voici le numéro de ce matin qui m’arrive ; pas une allusion à ce qui préoccupe tous les esprits ; par contre, on y parle chemins de fer le long de trois colonnes.

— Les rédacteurs se sont peut-être épuisés. Tout le monde n’a pas ta fécondité, mon cher journaliste.

— Si les rédacteurs n’ont plus rien à dire, ils pourraient au moins jouer des ciseaux. Surtout, ils pourraient laisser faire leurs correspondants et leurs reporters. Plus de comptes rendus des réunions publiques. Quelques lignes perdues au fond des Faits divers. Un étranger qui lirait le Mercure des trois derniers jours ne pourrait jamais s’imaginer que nous passons par une crise qui met en péril notre avenir national. Mon cher ami, tu connais assez les hommes pour savoir que ce n’est pas là un simple effet de l’épuisement intellectuel de ces messieurs. C’est le cœur qui est épuisé.

— J’avoue que cela a mauvaise mine.

— Oui, très mauvaise mine. Du reste, voici un mot que je viens de recevoir d’un ami de Montréal. Il dit : “Tu as dû remarquer le silence du Mercure depuis trois jours, et tu dois en soupçonner la cause : les gens de ce journal sont gelés. Le directeur est monté à Ottawa, ces jours derniers. Je sais qu’il s’est entretenu longuement avec les ministres. Depuis son retour, le Mercure a pris l’intéressante attitude que tu vois. Je tiens de bonne source que les impressions gouvernementales abondent dans les ateliers du Mercure. On y travaille jour et nuit. Voilà ce que m’écrit mon correspondant de Montréal. Comme tu vois, le dieu du commerce fait des affaires.

— C’est-à-dire que ces malheureux se sont vendus au gouvernement, corps et âme !

— Ils appellent cela “recevoir des explications” !

— Mon Dieu ! s’écria Lamirande, vous n’aurez donc jamais pitié de nous ! Hélas ! Nous ne méritons guère que vos rigueurs, car nous ne savons plus faire le moindre sacrifice pour Vous. Nous ne savons même pas nous dévouer à la défense de nos propres intérêts, du moment que ces intérêts ne se traduisent pas par des chiffres. Voilà le fruit de cette éducation pratique à outrance qu’on nous donne depuis un quart de siècle. Les mots : honneur, dignité nationale, patriotisme, dévouement, sont des expressions vides de sens pour un grand nombre.

— Pourtant, dit Leverdier, il y a encore du bon chez nos populations rurales. Tu as dû le constater ces jours-ci, plus que jamais.

— Oui, sans doute, il y a encore du bon, il y a encore de la foi ; mais aussi il existe je ne sais quelle apathie, même au milieu de l’effervescence actuelle. On sent qu’il faudrait peu de chose pour tout compromettre, pour arrêter l’élan patriotique, et nous livrer, impuissants, au pouvoir de nos ennemis. Les masses sont indignées contre le gouvernement, mais elles ne voient pas ce que nous sentons, toi et moi et quelques autres ; elles ne voient pas que la politique des ministres est d’inspiration maçonnique. Il faudrait quelque fait éclatant pour leur crever les yeux ; il faudrait prendre les loges en flagrant délit de conspiration, les montrer au peuple décrétant notre ruine. Nous savons, nous, que la secte infernale est au fond de ce qui se passe. Mais comment le prouver, de manière à créer chez le peuple la certitude voulue ? Pour remuer les masses il faut des faits indéniables. Une preuve par induction ne suffit pas. Que ne donnerais-je pour pouvoir déchirer le voile qui cache à nos compatriotes la perfidie des loges !

— J’ai souvent songé à cela, répond le journaliste. Si j’étais riche, il me semble que je dépenserais volontiers toute ma fortune à fabriquer une clé d’or assez longue pour ouvrir toutes les loges et toutes les arrière-loges du pays.

— Je ne crois guère à la puissance de l’or pour le bien. Il est tout puissant pour le mal ; mais nous ne voyons pas que Notre Seigneur et les Apôtres s’en soient beaucoup servis pour fonder l’Église et convertir le monde. C’est par le dévouement et le sacrifice qu’ils ont changé la face de la terre. Si nous ne réussissons pas mieux, mon cher ami, soyons en convaincus, c’est parce que nous ne savons pas nous immoler.

— Pourtant, sans nous vanter, dit Leverdier, il me semble que nous pouvons nous rendre le témoignage de travailler, avec un vrai désintéressement, pour la cause que nous défendons. Ni toi, ni moi, ni plusieurs autres que je pourrais nommer n’avons pour mobile notre avancement personnel.

— Sans doute, nous avons un certain désintéressement ; mais il ne faut pas confondre le désintéressement avec l’esprit de sacrifice. Un homme est désintéressé lorsqu’il prête son capital sans exiger le moindre intérêt ; mais fait-il un véritable sacrifice ? J’ai bien peur que si nous nous examinions de près, notre esprit de sacrifice ne nous paraîtrait pas dépasser les limites d’une vertu fort ordinaire. Supposons que, pendant que nous parlons, un ange viendrait tout à coup nous dire, de la part de Dieu, que notre cause triompherait si nous consentions à perdre la vie, ou l’honneur, ou même la santé ; si nous voulions passer le reste de nos jours privés de la parole ou de la vue ; quelle serait notre réponse, mon pauvre ami !

— Toi, au moins, je le sais, tu consentirais à n’importe quel sacrifice !

— Hélas ! je n’en suis pas aussi certain que toi.




Le quatrième jour, le Mercure sortit de son mutisme et consacra un article à la brûlante question du jour. Dès les premières lignes, la noire trahison éclata. Voici ce que disait ce journal :

« Depuis plus de deux semaines un vent de révolution souffle sur notre province. Nous l’avouons, nous nous sommes laissé entraîner par le courant, par l’affolement général. Sans être allés aussi loin que plusieurs de nos confrères, nous avons écrit des choses que nous regrettons. Après trois jours de silence et de réflexion, nous voyons que c’est notre devoir de revenir sur nos pas et nous le faisons courageusement. Revenir sur ses pas n’est pas une opération qui flatte l’amour propre du journaliste, mais c’est parfois un devoir, un devoir aussi impérieux que désagréable. Quand celui qui a la mission de guider l’opinion s’aperçoit qu’il fait fausse route, ce serait pour lui un crime sans nom que de persévérer, par orgueuil, dans la voie néfaste où il s’est engagé. Ce crime nous ne le commettrons pas ; nous ferons notre devoir, quelque pénible qu’il soit.

« Où peut, où doit nous conduire l’agitation fiévreuse dans laquelle la province est plongée depuis quinze jours ? À quoi cette campagne dans laquelle nous nous sommes engagés, si inconsidérément, va-t-elle aboutir ? À rien du tout, ou bien à la guerre civile. Et c’est parce que cette réponse s’impose à notre esprit avec la même force que la lumière du soleil frappe nos yeux, que nous avons pris la détermination de crier à nos compatriotes : Arrêtez ! pendant qu’il est encore temps.

« Les violences de langage de quelques-uns des agitateurs parmi nous ont profondément irrité les populations des provinces anglaises.

« Nous ne pouvons pas espérer que la politique séparatiste y reçoive le moindre appui. Dans la nouvelle chambre il n’y aura pas dix députés des autres provinces qui consentiront à la sortie de notre province de la Confédération. Quand même les soixante-cinq députés que nous envoyons à Ottawa seraient unanimes à demander cette sortie, jamais ils ne pourraient l’obtenir par des voies constitutionnelles.

« Donc, comme nous le disions tout à l’heure, la campagne inconsidérée dans laquelle nous nous sommes lancés aboutira infailliblement, soit à rien du tout, soit à la guerre civile. À la guerre civile, il ne faut pas songer. Pourquoi, alors, nous donner tant de mal pour nous trouver en face d’un résultat radicalement nul ?

« Sans doute, le projet que le gouvernement a soumis n’est pas acceptable dans sa forme actuelle. Il devra être modifié dans plusieurs de ses détails. La province doit exiger des garanties. Mais, en même temps, si nous voulons être vraiment utiles à notre pays, si nous voulons être des patriotes pratiques, et non pas des utopistes et des visionnaires, il nous faut accepter le projet gouvernemental en principe et abandonner toute idée de séparation. Quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas écarter l’union fédérative des provinces. Dès lors, la seule politique sage n’est-elle pas de travailler à rendre cette union la plus acceptable possible ? »




Cet article habile et perfide, que Montarval lui-même avait sans doute rédigé, produisit par toute la province un grand émoi. Il donna le ton à presque tous les journaux ci-devant ministériels qui, les uns après les autres, rentrèrent dans les rangs et répétèrent, avec quelques amplifications et variantes, les sophismes du Mercure. Il ne resta guère que la Nouvelle-France, à Québec, et le Drapeau national, à Montréal, pour défendre la politique de séparation. Le Progrès catholique, de Saint-Simon, continua à compromettre, par ses sorties de plus en plus violentes, la cause dont il se disait l’unique soutien véritable. Les journaux radicaux demandaient toujours ouvertement l’union législative ; mais leur voix n’avait que peu d’écho. Le péril, pour la cause nationale, c’était la perfide politique du gouvernement : une union législative habilement déguisée sous le nom et les apparences d’une confédération.




Les journalistes ministériels étaient rentrés dans les rangs, ainsi qu’un grand nombre de chefs et de sous-chefs, de capitaines et de lieutenants. Il n’était guère plus possible de continuer les réunions populaires hostiles à la politique gouvernementale. Les orateurs faisaient défaut partout. Les uns se disaient malades, ou trop occupés ; d’autres avouaient cyniquement qu’ils avaient changé d’opinion, que les idées du Mercure leur paraissaient sages. De tous ceux qui avaient l’habitude de la parole, Lamirande et Leverdier restaient presque seuls pour faire la lutte. Ils avaient beau se multiplier ils ne pouvaient pas être partout en même temps. Beaucoup d’assemblées convoquées par le comité national durent être contremandées ; d’autres eurent lieu, mais tournèrent au profit des lâcheurs. Les ministres français commençaient à se montrer dans certaines parties de la province. Ils furent quelque peu sifflés, mais quinze jours auparavant on les aurait lapidés.

Cependant, malgré ce revirement des journalistes, des orateurs politiques et des organisateurs d’élections, le gouvernement n’osait pas encore risquer la bataille suprême. Les brefs, attendus de jour en jour, ne venaient pas. Les couches profondes du peuple étaient encore indignées contre les ministres et fortement attachées à Lamirande qui inspirait une grande confiance partout où il se montrait. Le terrain n’était donc pas suffisamment préparé pour assurer la victoire aux ministres. Tant que Lamirande serait debout, le gouvernement ne pouvait pas compter avec certitude sur le triomphe. Il fallait abattre ce gêneur. Mais comment ?