Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre X

Cadieux et Derome (p. 145-153).

CHAPITRE X.


Sum ego homo infirmus..
Je suis un homme faible.
(Sap. ix. v.)


Sir Vincent Jolibois, collègue de sir Henry, remit son portefeuille dans un mouvement de véritable indignation. C’était son premier acte d’énergie depuis plus d’un quart de siècle qu’il était dans la politique. Ce fut aussi son dernier. Peu habitué à vouloir, à penser par lui-même, à agir avec indépendance, à former des résolutions viriles et à s’y maintenir, le peu de caractère qu’il avait reçu de la nature s’était peu à peu complètement atrophié.

Au sortir de l’émouvante séance où Lamirande avait démasqué la perfidie du premier ministre, tout bouleversé encore par cette parole brûlante, sir Vincent s’était rendu chez sir Henry et l’avait prié d’accepter sa démission. Si celui-ci avait résisté un peu, peut-être serait-il revenu sur ses pas. Mais le vieux chef fit l’indigné et posa en victime. Il accepta la démission de son collègue, séance tenante, et lui fit sentir, en même temps, toute l’inconséquence de sa conduite. Est-ce au moment où la tempête gronde, dit-il, que les officiers doivent abandonner le navire ? Si vous ne pouviez pas accepter ma politique il fallait me le dire plus tôt et ne pas attendre qu’elle fût soumise aux députés.

Ce reproche était fondé. Sir Vincent avait eu connaissance du projet, mais n’en avait pas vu la perfidie. Il était donc dans une fausse position. Il sortit de chez sir Henry le trouble dans l’âme : sans portefeuille et avec la conscience d’avoir mal rempli son devoir.

Lamirande apprenant que sir Vincent s’était retiré du cabinet alla le trouver aussitôt.

— On m’apprend, sir Vincent, dit-il en entrant chez l’ex-ministre, que vous avez démissionné. Je viens vous offrir mes respectueuses félicitations et vous prier de vous mettre immédiatement à la tête du mouvement séparatiste.

— Oui, j’ai démissionné, malheureusement… je veux dire forcément ; car je ne puis pas prendre la responsabilité de la politique du gouvernement en face de l’interprétation que la chambre semble y donner à la suite de votre discours.

— Mais cette interprétation n’est-elle pas la seule possible ?

— Oh ! je le suppose. C’est bien malheureux, tout de même. Voilà les esprits excités, le parti conservateur exposé à un désastre. Ne pensez-vous pas, mon cher monsieur Lamirande, qu’il eût été mieux de ne pas critiquer si vivement le projet du gouvernement ? Il aurait sans doute été facile de s’entendre et d’introduire dans le projet certains amendements, certaines garanties pour la province… Vous avez sans doute très bien parlé ; mais un peu de diplomatie ne nuit pas, voyez-vous. C’est bien malheureux, tout cela.

— Ne voyez-vous pas, sir Vincent, que quelques amendements n’auraient pas pu sauvegarder notre position. Le projet est radicalement mauvais, d’un bout à l’autre. C’est un vaste piège. Vous en êtes convaincu, puisque vous avez démissionné.

— Oui, j’ai cru que c’était un piège… Le projet est certainement mauvais ; mais peut-être aurions-nous pu nous entendre. C’est trop tard maintenant, le mal est fait. Les esprits sont excités, ma démission est acceptée, je ne suis plus ministre, et je ne puis plus rien.

— Oui, sir Vincent, vous pouvez encore beaucoup, précisément parce que vous n’êtes plus ministre. Vous pouvez vous mettre à la tête de la province. À part les radicaux, qui sont relativement peu nombreux, tous les Canadiens-français se rallieront autour de vous si vous arborez résolument le drapeau national.

— Mais ce mouvement national bouleverse les esprits. Le parti conservateur en souffre. Je suis essentiellement conservateur, moi, je ne veux rien de révolutionnaire, rien d’extrême. Je suis partisan de la modération et de la conciliation. Puis les protestants et les Anglais, il ne faut pas les irriter. Saint-Simon va trop loin, et il se dit de votre parti. Croyez-moi, monsieur Lamirande, il vaut mieux s’en tenir au statu quo. C’est un moyen terme, voyez-vous, entre l’union législative et la séparation ; tout le monde devrait en être satisfait.

— Mais pouvez-vous nous garantir un statu quo véritable ? Ne craignez-vous pas que les intrigues de sir Henry ne l’emportent sur nous et qu’il ne réussisse à nous imposer une union législative déguisée, si nous traitons avec lui sur son terrain ?

— Sir Henry est très habile, c’est incontestable, et je ne saurais promettre de l’empêcher de nous jouer quelque mauvais tour. Si j’étais resté dans le cabinet, peut-être… Je crains qu’il ne soit difficile maintenant d’obtenir un projet de confédération acceptable. Il aurait fallu beaucoup de diplomatie. Nous devons conserver nos droits, sans doute, tout en faisant des sacrifices… C’est bien malheureux !

— Puisque la politique du statu quo présente tant de difficultés et de périls, ne vaut-il pas mieux en adopter une autre ? Vous savez ce que veulent les séparatistes — les vrais, non pas Saint-Simon. N’est-ce pas une politique juste et raisonnable, une politique nettement définie qui ne saurait admettre aucune surprise ?

— C’est si contraire aux traditions du parti conservateur ! C’est un projet vraiment révolutionnaire. Que deviendrait le grand parti conservateur fédéral si votre politique venait à prévaloir ?

— Vous ne mettez pas les intérêts d’un parti au-dessus de ceux de la patrie !

— Non, mais votre politique est-elle pratique ? La province de Québec peut-elle former un pays indépendant ?

— Rien ne s’y oppose. Grâce au retour d’un grand nombre des nôtres des États-Unis, nous avons aujourd’hui une population homogène de plus de cinq millions. N’est-ce pas suffisant pour former un état autonome, vivant de sa vie propre ?

— C’est un état catholique et français que vous voulez fonder ; une Nouvelle France.

— Certainement. C’est vers ce but que notre peuple aspire depuis qu’il existe, c’est vers ce but que la divine Providence nous a conduits à travers mille obstacles. L’heure de Dieu sonne enfin. C’est le moment pour nous de prendre notre place parmi les nations de la terre.

— Et que ferez-vous des protestants et des Anglais que nous avons au milieu de nous ?

— Vous le savez, leur nombre diminue avec une telle rapidité qu’il est facile de prévoir le jour où nous aurons pratiquement l’unité religieuse et l’unité de langue. En attendant, nous traiterons la minorité avec la plus large générosité, comme nous l’avons toujours fait, du reste.

— Vous voudriez une religion d’État. Cela n’est guère compatible avec la liberté de conscience et la liberté des cultes qui sont le fondement de la société moderne.

— Fondement peu solide, il faut l’avouer, puisque tout s’écroule. La reconnaissance par l’État de la seule véritable religion n’exclut pas, du reste, une juste tolérance civile des autres cultes là où cette tolérance est nécessaire pour éviter un plus grand mal.

— Je ne veux pas discuter ces questions avec vous. Vous avez peut-être raison, en théorie, mais je ne puis pas me mettre à la tête de ce mouvement. C’est contraire aux traditions du parti. Si ce projet venait à manquer, que ferais-je ? Compromis à tout jamais, je serais réduit à l’impuissance. Ne pouvez-vous pas trouver un moyen terme, quelque chose que tout le monde puisse accepter ?

Convaincu que ce serait une perte de temps d’argumenter davantage avec cet homme sans volonté et sans dévouement, Lamirande se retira et alla retrouver son ami Leverdier.

— Tu avais bien raison, mon ami, dit-il ; impossible de rien faire avec sir Vincent. Il faut pourtant un chef. Les deux autres ministres français ont-ils démissionné ?

— Non, certes, et ils ne le feront pas. Je viens de rencontrer le directeur du Mercure qui sort d’une conférence avec eux. C’est presque incroyable, mais ils restent dans le cabinet, par patriotisme, bien entendu ! S’ils quittaient leurs postes, vois-tu, sir Henry les remplacerait par des Anglais. En y restant, ils pourront peut-être obtenir l’introduction de quelques amendements dans le projet. C’est brillant, n’est-ce pas ?

— Pauvre pays ! soupira Lamirande ; pas d’hommes, pas de chefs !

— Il n’en faut pas tant de chefs ! Un seul suffit. Tu es notre chef, soit dit sans vouloir blesser ta modestie.

— Moi, chef !

— Oui, toi, il n’y a pas à en douter. C’est toi qui nous mèneras à la victoire si nous devons y aller, à la défaite, si c’est la volonté de Dieu, Mais il n’y a que toi qui puisse conduire notre petite armée. Inutile de chercher ailleurs.

— Mais les masses ne voudront pas me suivre, et aujourd’hui il s’agit d’avoir la majorité au parlement.

— Il s’agit de faire son devoir. Dieu fera le reste.

— Tu as raison, mon ami, ne cherchons pas des chefs humains. Tout nous manque de ce côté. Nous n’avons guère de prestige politique, il est vrai, mais nous ferons notre devoir. Nous exposerons au peuple de la province aussi clairement et aussi énergiquement que possible les périls de la situation et le moyen de les écarter, et à la grâce de Dieu !