Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre IX

Cadieux et Derome (p. 140-144).

CHAPITRE IX.


Notus a longe potens lingua audaci.
L’homme puissant et audacieux en paroles se fait connaître de bien loin.
(Eccli. xxi. 8.)


La mine a éclaté. Sir Henry a déposé son projet de constitution et la discussion est engagée.

Le premier ministre ouvre le feu par un petit discours mielleux et cauteleux, où il essaie de cacher sous des fleurs de rhétorique le venin de son œuvre. Il adresse même des compliments très flatteurs aux Canadiens-français, les comble d’éloges, rappelle les principaux traits de leur histoire. Il termine sa harangue en exprimant l’espoir que, toute agitation cessant, on votera son projet. La paix, la prospérité et la grandeur future du pays l’exigent.

À peine le premier ministre a-t-il prononcé son dernier mot que Lamirande est debout, terrible dans sa colère de chrétien et de patriote. Pendant deux heures et demie, il parle, il tonne, il fulmine. Sous sa puissante logique, toute la perfidie de cette constitution élaborée au fond des loges apparaît en pleine lumière. Il met à nu tous les pièges, toutes les chausse-trapes qu’une main sournoisement habile avait cachés dans chaque article du projet. Il démontre que sous le régime proposé l’autorité des provinces ne serait plus qu’un vain mot ; que les législatures, dépouillées de leur autonomie, seraient à la merci du gouvernement central ; que les tribunaux provinciaux seraient sans prestige ; que toutes les sources du revenu seraient absorbées par le fisc d’Ottawa ; que sous prétexte de favoriser l’instruction, l’État s’en emparerait ; que la langue française pourrait être abolie comme langue officielle, même dans la province de Québec, le jour où la majorité de la chambre des communes le voudrait ; en un mot, qu’on menait le pays tout droit, mais hypocritement, à l’Union législative.

À mesure qu’il déchirait tous les voiles et mettait à découvert les ruses du gouvernement, une émotion croissante s’emparait des députés et du public qui encombrait les tribunes. Quand il eut fini de parler, la consternation était peinte sur le visage des ministres et de leurs principaux partisans. Un grand silence se fit, suivi bientôt d’une sourde rumeur. Les députés se réunirent par groupes, inquiets, bouleversés. Personne ne se levait pour prendre la parole.

Enfin, sir Henry Marwood, très agité, se contenant à peine, fait remarquer au président qu’il est six heures. La séance est levée au milieu de la plus grande confusion. Presque tous les députés français, Lawrence Houghton et ses amis, entourent Lamirande et le félicitent chaleureusement.

Sir Henry jette un coup d’œil sur cette scène tumultueuse et son expérience des assemblées délibérantes lui dit que Lamirande l’emporte, que le projet sera sûrement rejeté. Il quitte précipitamment la salle des délibérations. Dans le couloir il rencontre Montarval.

— Nous sommes perdus, dit le premier ministre, à voix basse. Le projet ne passera pas. Lamirande l’a tué du premier coup. Nous avons trop forcé la note. Qu’allons nous faire ?

— C’est bien simple, répond Montarval ; vous allez me faire dissoudre cette chambre-là dès ce soir. Rendez-vous immédiatement à Rideau Hall et conseillez la dissolution au gouverneur. Il faut qu’il soit ici à huit heures pour renvoyer les députés devant le peuple.

— Mais ce sera un coup d’État !

— Sans doute, mais c’est de l’audace qu’il faut maintenant. Nous n’avons plus que cette ressource et nous devons en user largement. D’ailleurs, vous avez un prétexte tout trouvé, et pour le gouverneur et pour le public : en face de cette opposition inattendue, vous désirez consulter l’électorat.

— Et si le verdict populaire nous est défavorable ?

— Il faut prendre les moyens voulus pour qu’il ne le soit pas. Il faut semer l’argent à pleines mains ; mettre le trésor à sec, si c’est nécessaire ; exciter le fanatisme des provinces anglaises et compter sur la corruption et l’esprit de parti dans la province de Québec. De l’audace, vous dis-je, de l’audace !

— Mais je vais avoir une crise ministérielle sur les bras. Après le discours de Lamirande, les ministres français vont démissionner…

— Qu’importe ! J’en remplacerai un, et vous trouverez toujours deux imbéciles ambitieux pour prendre les autres portefeuilles. D’ailleurs, l’émotion va se calmer, car nous l’étoufferons avec de l’or. Ne perdez pas votre sang-froid et marchez.

Le premier ministre suivit ce conseil, et à huit heures du même soir la chambre était dissoute.